Un soir, une nuit, un matin...
Un soir...
Qui pouvait bien vivre dans cette tombe ? Une tombe où la température dépassait celle d’un four ! Une tombe creusée avec les ongles...
Cette fosse avait la taille d’un homme et presque autant de profondeur. À quoi pouvait-elle bien servir ? Était-ce un piège ? Non... un homme vivait dans ce trou. Il survivait... il survivait au milieu des squelettes momifiés de ce qui restait d’une forêt.
Une épaisse couche de branchages, attachés par du fil de fer, recouvrait sa tanière. Ce toit de fortune empêchait les rayons du soleil de frapper l’intérieur... et de tuer son occupant.
Un sourire étira les lèvres de l’individu allongé sur un matelas de lichens, au fond de son antre... Quelle protection illusoire ! se dit-il amusé.
Calme et soumis, l’homme attendait la nuit. Désormais, elle était sa dernière et unique amie.
Le jour, il ne pouvait plus sortir sans tenue spéciale : il y aurait perdu la vie.
Il n’en possédait plus qu’une. Elle était en lambeaux. Une protection devenue illusoire, et insuffisante pour lutter contre son pire ennemi : le soleil. Une minute suffisait pour que vos yeux se ferment à jamais, sous le bombardement intense, carbonisé par une étoile devenue folle... ce n’était pas cette dernière qui était fautive, mais l’homme.
Sous ses paupières, dans la salle obscure de son cerveau, le film de ses souvenirs se déroulait sans cesse. Il y voyait son fils courir vers lui. Celui-ci sifflait d’admiration, en découvrant l’abri de son père... fier de son géniteur. Mais les images se brouillaient, se déformaient en grimaces, remplacées par la douleur.
La chaleur trop forte chassait les images du bonheur. Une boule charbonneuse se coinçait dans sa gorge, lorsque sa mémoire régurgitait son passé. Une torture supplémentaire que lui infligeait la vie.
Un doute terrible lui balaya l’esprit. Son fils ? Avait-il eu un fils ? Non, plutôt une fille ? Comment s’appelait-il ou s’appelait-elle ?
Une vague de haine déferla dans ses veines. Sa respiration se fit plus forte. L’air brûlant le fit suffoquer.
Une quinte de toux sèche effaça ses pensées... le néant happa ses doutes.
L’esprit à nouveau vide, il reprit son calme et s’immobilisa. Inerte. Il devait économiser ses forces au maximum.
Son coeur ralentissait sa cadence, à l’unisson avec le monde mort de la surface, et ne battait plus qu’une dizaine de fois par minute. Juste suffisant pour survivre et attendre.
Où avait-il appris à réguler ainsi son muscle cardiaque ? Il ne cherchait plus à comprendre.
Les heures passaient... s’écoulaient lentement... dans un silence oppressant.
L’oreille aux aguets, il tentait avec espoir de surprendre le chant d’un oiseau, le bourdonnement d’un insecte, qui aurait pu égayer sa tristesse d’être encore vivant. Mais depuis des jours et des jours, plus rien ne lui parvenait d’en haut. Tous les êtres de chair et de sang avaient disparu de cette région touchée par les radiations mortelles.
À la surface, la seule musique perceptible était celle du vent qui faisait danser les dernières feuilles sèches... les lapidant un peu plus chaque jour contre les rochers... réduisant les derniers vestiges de la nature... en poussières.
Le soleil quitta le zénith pour enfin rejoindre l’horizon. Il embrasa le ciel et la terre dans un salut narquois... une promesse de retour inéluctable.
Les ombres rachitiques des arbres fossilisés, s’allongèrent sur le sol de cendre, dans une ultime fuite sans issue. Ils n’étaient plus que des doigts tendus, décharnés, désignant un ciel coupable... morts dans une agonie lente et silencieuse.
L’atmosphère pâlit et salua le départ de l’astre du jour dans une apothéose de couleurs, comme chaque soir.
Il était bientôt l’heure... l’homme allait pouvoir sortir de sa cachette.
À l’ombre de ses paupières closes, il perçut le changement de lumière. Le crépuscule lui signalait l’arrivée tant attendue de son amie, la nuit. Sa fidèle alliée en ce monde.
La brise du soir, pénétra dans son antre et un frisson de joie le parcourut. Elle était froide et merveilleuse.
Doucement, petit à petit, il remua son corps. Tout doucement. Le sang allait circuler de nouveau dans ses veines et irriguer ses muscles. Le réveil serait douloureux. Il en avait l’habitude maintenant.
Un tremblement nerveux le secoua de la tête aux pieds. Mille piques l’assaillirent comme des pointes d’aiguilles plantées dans chaque partie de son être. La douleur était signe de vie.
– Je ne suis donc pas mort, se maudissait-il en son for intérieur.
Un ricanement sec sortit d’entre ses lèvres.
Au bout d’une demi-heure, il put prendre une position assise, les jambes croisées. Ses articulations craquèrent violemment, et la souffrance engendrée alimenta encore et toujours cette hargne de plus en plus féroce, qui lui permettait de survivre.
Il aurait voulu se mettre debout pour soulager ses jambes, mais pour cela il lui aurait fallu quitter l’abri précaire. Non pas pour l’instant, la chaleur était encore trop forte à l’extérieur, insupportable. Il fallait patienter jusqu’à ce que la terre refroidisse.
La colère gronda en lui.
Ses paupières étaient collées sur ses globes oculaires, lui occasionnant une épreuve supplémentaire. Il ne devait surtout pas les frotter avec ses doigts, qui étaient sales.
Le supplice le fit pleurer. Grâce à ses larmes, enfantées dans la douleur, elles se décollèrent d’un coup dans un déchirement douloureux, abominable. Comme si cela ne suffisait pas, le vent et la poussière s’acharnèrent à attaquer ses yeux.
Chaque jour la même et perpétuelle souffrance. Il s’était même habitué à cela. Il était satisfait de son corps ; il se comprenait. Depuis qu’ils étaient dehors, lui et son corps avaient appris à mieux se connaître. Avant, il n’y faisait pas attention ! Aujourd’hui, c’était différent : s’il souffrait, c’était à cause de l’extérieur... où il aurait dû mourir.
– Non ! Tu ne m’as pas eu. Je ne suis pas mort, pas encore... déclama-t-il comme pour s’infliger une punition.
Le son de sa voix était aussi desséchée que le vent.
Il respira à pleins poumons l’air sec et se décontracta. Son esprit se vida...
D’une main fébrile, il fouilla ses maigres affaires. Une racine racornie tomba de son sac de grosse toile. Un sourire de carnassier déforma sa bouche. Son dernier repas tenait dans la paume de sa main. Il nettoya le tubercule patiemment et lui ôta les derniers fragments de terre qui l’enveloppaient d’une gangue de protection. Lentement, il grignota, petits bouts par petits bouts, l’aliment desséché, le mâchant longuement pour saliver un maximum. Son estomac émit des gargouillements de contrariété. Il ne devait pas vomir. Désormais, il n’avait plus rien à manger. Ni à boire d’ailleurs. Comment pouvait-il encore vivre dans cet état ? Il n’avait plus que la peau sur les os. Lui qui fut un tantinet rondouillard, avant ! Avant quoi ? se demanda-t-il. Qui aujourd’hui pourrait ou voudrait le reconnaître ? Il ressemblait davantage à un cadavre qu’à un être humain.
Le toit laissa passer les dernières lueurs du jour par une minuscule fente. Une clarté diffuse se faufila entre les branches, comme pour lui signifier qu’il était toujours à la merci de la moindre erreur. D’un doigt, il vérifia son assemblage... de la cendre voleta devant lui.
Sous l’assaut des rayons solaires, les branchages commençaient à se consumer et à partir en poussières. Ces derniers branchages ! Il lui avait fallu une nuit entière pour confectionner cette natte. Il avait récupéré ces tiges, bouts de bois et autres fragments épars, aux alentours. Enfin ce qu’ils en restaient. Il pourrait abattre quelques troncs calcinés pour créer une nouvelle natte, mais il n’en avait plus la force.
Un rictus mauvais étira ses lèvres... il n’avait plus le choix.
Cette nuit, il franchirait la frontière.
La lisière de la forêt !
Il affronterait sa peur et traverserait la plaine vitrifiée pour rejoindre la ville.
Il retournerait dans sa VILLE !
Quand l’obscurité commença à envahir son domaine, il souleva délicatement les branchages avec un pieu. Un interstice suffisant lui permit de regarder les abords de son territoire, dans une pénombre bienfaisante.
Son regard se dirigea d’abord vers la colline carrée, aux arêtes vives, qui bouchait son horizon. Un bloc de béton planté au milieu d’un désert de terre brûlée... qui dissimulait en son sein une ville immense, entourée de murs gigantesques.
Sa ville ! Celle qui le vit naître et le chassa. Elle représentait tout ce qu’il haïssait le plus au monde. Il la fuyait depuis des mois, des années... il ne savait plus. Et elle l’avait rattrapé au détour d’un chemin.
Était-ce ELLE ? OUI, hurlait sa mémoire !
Le souvenir de ces retrouvailles avec sa Ville, lors d’une nuit sans lune précisément, lui revint à l’esprit :
« L’absence de gibier l’avait obligé à poursuivre une proie au-delà des contreforts des montagnes, dans lesquelles il avait trouvé refuge. Après des heures et des heures de chasse, un halo de lumière lointain avait troua l’obscurité, le surprenant. Un incendie devait ravager les environs, s’était-il dit. Prudent, il avait humé l’air pendant un moment. Comme aucune odeur n’était venu l’alerter, et qu’aucune fumée visible ne confirmait ses craintes, alors, piqué par la curiosité, il s’était approché de cette source lumineuse.
Et il s’était retrouvé face à face avec la ville, tétanisé d’effroi.
Les arbres s’arrêtaient là, d’un coup, coupés par une hache gigantesque.
Sur cinq cents mètres, il n’y avait que cette lande désertique et aride qui formait un cercle parfait autour de la ville. La surface de la terre, plus lisse qu’un miroir, ne réfléchissait même pas les rayons de la lune.
– Sombre idiot... ce n’est pas la nature, mais ceux de la ville qui ont vitrifié le sol, se harangua-t-il pour se reprendre.
Il s’était approché si près de la ville qu’il en avait tremblé de peur. Son bâton à la main, face aux murs, il avait attendu que l’on vienne l’abattre comme un chien. Mais aucune machine n’était sortie de la ville. Personne n’avait eu le courage de venir le tuer, d’achever son calvaire. Alors, il était resté immobile, observant les hauts murs et les portes de la cité jusqu’au petit matin. Quand l’aurore colora le ciel, il fit demi-tour et partit se réfugier dans la forêt non loin de la ville. Il voulait la surveiller.
Pour survivre, il avait ramassé des racines et des baies. Son estomac n’appréciait guère ces festins de végétaux crus qui le rendaient malade. Pourquoi était-il resté aussi près de la ville ? Pourquoi n’avait-il pas regagné les montagnes ? L’espoir de pouvoir rejoindre ses foyers le harcelait, l’envoûtait. Telle une drogue à laquelle il ne pouvait pas échapper ! La ville, sa ville, représentait sa vie, toute sa vie ! Il n’était vivant que pour ELLE ! Elle était sa mère nourricière... bien qu’elle le renia et le jeta dehors sans pitié. Il gardait l’espoir du pardon. »
C’était ce soir ou jamais.
Il devait entrer dans la ville, s’il ne voulait pas mourir de faim. Cependant, cette idée lui chavirait le coeur, lui donnait envie de vomir. L’angoisse le rongeait... à la pensée de se retrouver face aux humains de la cité, il était terrifié ! Voilà où était sa véritable peur. Il n’en avait rien à foutre de mourir ! Mais revoir sa famille, ses amis, lui donnait des sueurs froides, lui retournait l’estomac. Allaient-ils se souvenir de lui ? Pourquoi n’avaient-ils rien fait quand les machines l’avaient mis dehors ? Leur lâcheté, leur passivité, lui avaient détruit l’esprit. Sa femme et ses... ses enfants ? Il n’arrivait même plus à se souvenir s’il avait été marié et s’il avait eu des enfants. Il avait perdu la mémoire depuis si longtemps.
La colère s’était emparée à nouveau de lui. Elle était sa seule raison de vivre désormais. Sa haine envers les humains qui vivaient dans la ville était immense, incalculable. Il tuerait de ses mains tous ceux qui lui interdiraient l’accès des réserves de nourriture.
Une grimace étira ses lèvres. L’extérieur avait fait de lui une machine à tuer sans remords, sans coeur. Oui, il tuerait sans pitié celui ou celle qui oserait lui barrer la route. Rien ne pouvait l’empêcher d’entrer dans sa ville. Si ! Une seule chose pouvait l’arrêter ! La MORT.
– Ha, ha, ha, ! rit-il sans joie.
Il avait pris sa décision. Il retournerait dans SA VILLE, ce soir.
La ville brusquement s’illumina et embrasa le ciel, comme une lampe torche géante braquée vers les nuages. De puissants projecteurs repoussèrent les ténèbres, jusqu’à la lisière du bois. Il mit un certain temps pour s’habituer à cette débauche de lumière.
D’un bond, il quitta sa tombe. Il scruta les hauts murs, tous ses sens en alerte. Pas un mouvement, pas un bruit, n’était perceptible.
Une heure s’écoula... le silence régnait toujours.
Immobile devant la muraille de béton, à l’affût du moindre souffle ou mouvement, il attendait. Le calme étrange qui enveloppait la cité ne l’intriguait nullement. Une tempête agitait ses pensées et ne lui permettait pas de se rendre compte de cette anomalie.
Ses jambes tremblèrent lorsqu’il avança de quelques mètres sur la surface vitrifiée. Elle était glissante à cause de l’épaisse couche de cendre qui recouvrait sa surface.
Cinq cents mètres, il devait les parcourir d’une traite ! Sinon, les canons automatiques le prendraient pour cible, se souvenait-il.
Ne fallait-il pas se signaler à la garde ? Il ne se rappelait plus...
Des meurtrières se démasquèrent dans la façade grise. Une dizaine de canons pointèrent leur gueule béante vers la zone où un homme trébuchait, marmonnait des mots incompréhensibles. Les analyseurs le balayèrent de la tête aux pieds. Un code s’inscrivit dans leurs ordinateurs de commande, et aussitôt l’ordre tomba : « Humain. Passage autorisé. »
Une seconde plus tard, le mur retrouva son aspect lisse.
La fièvre le faisait souffrir. Des cernes noirs s’étaient creusés sous ses yeux.
Des souvenirs assaillirent ses pensées.
Ce matin, où la ville le jeta dehors, aux aurores. Avant le lever de l’astre solaire.
D’autres images rapides les effacèrent :
Des soldats. Ils fuyaient... la ville.
Une sirène avait mugi l’alerte. Un trait blanc dans le ciel.
Une grande lumière éblouissante. La chute par l’effet de souffle. Les corps qui le recouvrirent, l’étouffèrent...
Il trembla de tout son être un court instant. Il chassa de son esprit ces images déplaisantes. D’une démarche froide, il s’avança vers les murs sombres.
La traversée du désert entre la ville et le fossé lui parût interminable.
Comment faire pour pénétrer dans la ville ? Il fouilla dans sa veste en lambeaux et en retira un portefeuille craquelé. Un vieux bout de plastique crasseux tomba. Sa carte d’identification. Il l’essuya d’un revers de manche. Une crampe à l’estomac le tordit en deux. Ses yeux s’emplirent de larmes. La douleur était infernale.
Une nuit...
La ville reprenait des couleurs. Les ténèbres reculaient sous l’assaut des lumières artificielles. Néanmoins, les baies vitrées des immeubles gigantesques restaient sombres.
La ville était sans vie, déserte.
En ces lieux le vent régnait en maître. Il s’engouffrait dans l’entrelacs des carrefours en gémissant des complaintes macabres.
Ce soir... pourtant un fait anormal troublait l’inertie de la cité. Les machines captaient une présence humaine au coeur de la ville.
Ce soir, un homme chancelait auprès d’un distributeur de nourriture. Il hurlait de désespoir devant ces machines idiotes. Il hurlait, parce que la faim et la soif lui torturaient l’estomac et le faisaient souffrir horriblement.
Avait-il commis une erreur en revenant dans la ville ?
Seule la volonté farouche qui l’animait en ce monde déclinant avait effacé la crainte que lui inspirait la ville. Ce but ultime le guidait dans une chasse démente, vers un seul objectif : survivre !
***
La faim et la soif ne lui laissaient aucun répit. Des vertiges de plus en plus fréquents le happaient et le faisaient tituber et des maux de tête violents lui martelaient le crâne, le persécutant au-delà du supportable.
Soudain, il aperçut entre deux piliers, un distributeur de nourriture ! Il en aurait hurlé de joie.
La machine clignotait de mille feux, bardée de spots lumineux agressifs, contrastant avec la grisaille environnante.
À son approche, elle débita d’une voix mélodieuse les publicités des produits qu’elle conservait précieusement dans ses entrailles.
Ensorcelé et étourdi d’entendre une autre voix que la sienne, il chancela sous le choc. Pendant un instant, il faillit lui répondre ! Il était si heureux d’imaginer une femme en train de lui sourire, derrière le panneau d’affichage, qu’il en resta muet de saisissement. Était-ce son épouse ? Elle avait les mêmes intonations que la femme qui lui parlait dans ses rêves.
Après quelques secondes de flottement, il se reprit. « Ce n’est qu’une machine ! » lui asséna sa mémoire dans un éclair de lucidité.
La civilisation venait de le rattraper et de le reprendre sous son giron. Avec des gestes désordonnés, il inséra sa carte d’identité maladroitement dans la fente de l’engin. La machine n’en fit aucune manière et avala le bout de plastique en imitant un bruit de déglutition.
– Désolé Monsieur Vincent Favère, fustigea la machine. Votre carte numéro 1 5 4 - 8 4 2 est périmée. Allez au bureau des cartes le plus proche vous en faire remettre une neuve, déclara la voix électronique avec autorité.
Vincent eut l’impression qu’elle vomit sa carte avec dégoût. Le mécanisme la rejeta avec tant de force que la poussière suivit avec un temps de retard le mouvement. Il resta sans voix, assommé par les mots qu’elle venait de débiter.
Il hurla comme un damné, à s’en briser les cordes vocales. Son pied vola en direction de la machine, dans une intention évidente de destruction, et s’écrasa sur le métal blindé. La récompense de son acte vengeur fut une douleur vive et brutale, qui lui coupa le souffle. Déséquilibré, il chuta lourdement sur le trottoir en béton.
La voix féminine continua du même ton :
– Comme votre compte est solvable, je peux vous faire crédit sur mes premiers produits. Veuillez réinsérer votre carte, Monsieur Vincent Favère. Sélectionnez votre choix, finit-elle suavement.
Il n’en croyait pas ses oreilles et se releva tant bien que mal. Mais l’affolement le submergea lorsqu’il découvrit son portefeuille vide, il n’avait plus sa carte. Ha oui, elle était tombée ! se rappela-t-il comme si l’événement précédent avait eu lieu des heures auparavant. Il la ramassa d’une main fébrile, craignant qu’un engin de nettoyage automatique ne l’eut avalé par mégarde. D’un geste brusque, il la fourra dans la gueule de la machine. Aussitôt, une liste de produits défila sur l’écran de sélection. Il fallait qu’il mange quelque chose que son estomac ne rejette pas...
Huit pots de yaourts lui parurent correspondre à son attente.
La machine enregistra sa demande avec des bruits électroniques. Un mécanisme claqua et l’écho se répercuta contre les façades ! Apeuré, il recula sous un porche, prêt à se battre. Sa main palpa sa hanche à la recherche d’une arme depuis longtemps disparue. Son action le déstabilisa ! Pourquoi avait-il fait cela ? Un malaise répondit à sa question.
Une plaque d’acier coulissa au milieu de la machine et détourna son attention. Une boîte hermétique apparut dans l’ouverture. Il prit le carton entre ses mains tremblantes, en riant tout seul... il avait réussi !
D’un coup d’oeil rapide, il examina les immeubles qui l’entouraient, une nouvelle fois sur ses gardes. Les rues vides de toutes présences le rassurèrent, mais ne l’étonnèrent pas le moins du monde. Il était tellement bouleversé qu’il était prêt à tuer le premier venu, malgré son envie de revoir d’autres gens.
Personne ne venant troubler sa solitude, alors il s’assit à même le sol, sans oser ouvrir le paquet alimentaire. Après une grande inspiration, il arracha le couvercle de la boîte. À l’intérieur, rangés dans un ordre impeccable, huit petits pots étaient alignés. Il en retira un au hasard et lut sur l’étiquette délavée : parfum chocolat. Son estomac savait qu’il allait recevoir sa pitance et s’agitait. La pellicule de protection résista faiblement et se déchira.
Une odeur pestilentielle s’échappa de l’emballage et agressa violemment ses narines. L’odeur atroce ressemblait à celle d’un cadavre en putréfaction. Les convulsions de son estomac faillirent le faire vomir. Ecoeuré et accablé par le sort, chancelant, il s’écroula au sol.
Un rire nerveux s’empara de son être. Il se remémora la première phrase prononcée par le distributeur.
– Je suis Vincent Favère ! Le dernier des hommes ! Le dernier, mort d’une intoxication alimentaire.
Sa voix grésilla. Il n’avait plus parlé depuis si longtemps. La gorge le brûlait.
L’air frais de la nuit le revigora et avec effort il se redressa sur son séant. Ses yeux, brûlant de fièvre, fusillèrent la boîte avec fureur. Il la prit à bout de bras pour la balancer... mais se ravisa. S’il n’y avait qu’un seul pot de pourri ?
Un à un, il ausculta avec soin les yaourts, les tournant en tout sens. Ils étaient pour la plupart gonflés ou gondolés. Aucune date de péremption n’était inscrite sur le dessus. Ils pouvaient avoir un siècle !
En grognant, il les ouvrit tous pour en avoir le coeur net.
Les huit pots étaient alignés devant lui et exhalaient leur parfum nauséabond. Un pot, lui semblait-il, sentait moins fort que les autres. Juste une petite odeur rance irritante s’en échappait. La faim le tenaillait si fort, qu’il trempa un doigt dedans et le porta à ses lèvres.
Le contact du laitage sur sa langue fut épouvantable. Une mer de feu se déversa dans sa bouche. D’un doigt sale, il frotta sa langue pour ôter ce mélange impur, en crachant l’infecte crème moisie.
Une colère froide l’anima et debout, face au distributeur, il appuya avec hargne sur la touche « réclamation ».
– Insérez votre carte et précisez votre demande ! s’exclama la machine joyeusement.
Elle avala sa carte avec délice et réitéra sèchement son premier message.
– Désolé Monsieur Vincent Favère. Votre carte numéro 1 5 4 - 8 4 2 est périmée. Allez au bureau des cartes le plus proche vous en faire remettre une neuve.
Il frappa d’un poing rageur la machine. La vitre vibra mais ne cassa pas...
Au coeur de la ville d’autres machines réagirent. Elles analysèrent cet humain et décidèrent de lui accorder sa réclamation.
Le distributeur émit un bruit bizarre et déclara sur un ton monocorde :
– Bzzzzz... Réclamation accordée !
L’ouverture réapparut, en claquant. La machine attendait...
– Veuillez mettre le produit défectueux dans le logement prévu à cet effet, ordonna-t-elle cette fois-ci d’une voix sans âme.
Incapable de réfléchir, grommelant, il ramassa tous les pots avec un haut le coeur. Sa langue avait doublé de volume. De l’eau ! Il voulait boire pour calmer le feu qui dévorait sa bouche.
– Réclamation acceptée ! clama la machine d’une voix tonitruante. Remboursement intégral de la somme créditée, fit-elle avec félicité. Echange accordé !
Au même moment, un glissement furtif au coin de la rue le fit sursauter !
Une voiture de la police robotisée empruntait la rue et allait passer devant lui. Les robots ne lui laisseraient aucune chance. Il ne voulait plus courir. Au moins, en prison, il aurait à boire et à manger. Son espoir fut déçu. Le véhicule fila à petite vitesse sans s’arrêter, sans autre formalité. Il fouilla l’intérieur d’un regard inquiet. Elle était vide !
Il sursauta en entendant la voix de la machine qui décrétait :
– Monsieur Vincent Favère, votre commande est prête.
Effectivement, une nouvelle boîte était là, blanche, sans marque, dans le compartiment. Il la prit en espérant que les yaourts n’étaient pas une nouvelle fois en état de décomposition avancée. Le premier s’avéra vide et les suivants aussi. Il les jeta au loin en grondant. Il s’arrêta au dernier en maugréant. Ce pot le narguait. Il ricana. Ils se ressemblaient, d’une certaine façon.
– Nous sommes vides tous les deux ! On nous jette à la poubelle quand on ne sert plus. Tous les deux, on se retrouve seuls dans un endroit désert. Peut-être qu’on me surveille aussi. Comme moi avec toi, mon vieux...
D’une main, il le saisit pour le jeter comme ses confrères et le rattrapa avant qu’il ne s’écrase au sol.
Il était plein !
Avec précaution, il souleva légèrement la pellicule de protection. Aucune odeur suspecte ne vint lui caresser l’odorat. Il renifla plus fort ! Non, aucun parfum ne se dégageait de la mixture blanche. Il songea que la chance ne lui souriait vraiment pas.
– Je le voulais au chocolat, railla-t-il.
Mais la faim était trop forte. Il plongea un doigt avec réserve dans le pot. Avec hésitation, il amena la mixture à ses lèvres. Sa précédente expérience se rappelait à lui, et il n’était guère enchanté de la renouveler. Délicatement, avec la pointe de sa langue, il lécha l’extrémité de son doigt où quelques gouttes de laitage s’accrochaient désespérément. Cela n’avait aucun goût, mais apaisa le feu de sa bouche.
Ragaillardi par cet inconsistant repas, il s’éloigna de ce quartier, en proie à un malaise indéfinissable.
Un matin...
La nuit était tombée depuis combien de temps ? Il n’en savait rien...
Au petit matin, il irait dans un immeuble et se reposerait dans une cave. Demain, il retournerait dehors. Sa décision était prise, il ne resterait pas dans cette ville sinistre. Elle était trop inhumaine pour lui.
Il s’installa sur un banc public pour finir une petite bouteille de liquide amer que le distributeur lui avait fourni sans qu’il le demande. Il se sentait mieux, son mal de tête le harcelait moins et ses vertiges s’espaçaient. Le petit jardin, dans lequel il avait pris place, était bien entretenu et resplendissait. Les parfums qui s’échappaient des fleurs l’enivraient ! Une grille étrange le surplombait... pour le protéger des satellites, se dit-il avec assurance. Oui, ces saloperies bombardaient les villes avec des micro-ondes... ce n’était pas le soleil le responsable de la sécheresse qui touchait la forêt. Il pouvait rester là, sous la grille, il ne craignait rien.
Ses souvenirs revenaient par bribes.
La guerre... il était un soldat d’élite, dans une unité spéciale... il ne se rappelait pas encore laquelle.
Un vertige le fit presque tomber du banc. Il se retint avec maladresse. Un sentiment de tristesse le prit à la gorge. Il se laissa prendre par cette sensation dépressive.
Il n’était pas marié et n’avait jamais eu d’enfant. La ville ne l’avait jamais chassé. Une alerte « missile » avait provoqué la panique et un raz de marée humain avait submergé son unité. Écrasé par des dizaines de corps au cours d’une bousculade. Protégé par ces boucliers de chairs, il survécut à l’explosion. Le grésillement des corps carbonisés au-dessus de lui résonnait encore à ses oreilles... sans état d’âme, il s’était enfoui sous les cadavres. Il avait été programmé pour survivre ! Il était un bébé O.G.M. ! Un être à l’exceptionnelle résistance, entièrement modelé pour la guerre.
Un élancement traversa son estomac douloureux et le plia en deux.
Ses paupières étaient de plus en plus lourdes. Le sommeil l’envahissait tout doucement. Il ne voulait plus lutter, les forces lui manquaient. Il s’allongea sur le banc.
Il était si las, si seul. Plus rien ne le retenait. Sa vie s’effilochait à toute vitesse, elle s’écoulait de son corps avec un rythme continu. Son nez saignait et il ne pouvait pas arrêter l’hémorragie. Du sang coulait aussi de ses tympans en mince filet. Il en avait maintenant dans la bouche. Il sentait la vie qui fuyait son être.
Vincent pleura pour se libérer. Il pleura la mort de ses amis, de ses copains, de ces gens qu’il ne connaissait pas. Il pleura des larmes sèches.
L’homme génétiquement modifié n’en était pas pour autant moins humain.
Il regarda les étoiles disparaître dans le petit matin. Le jour se levait. La ville s’éteignit et Vincent ferma les yeux...
Un jour...
Une machine carrée, se déplaçant sur des chenillettes, armée d’une multitude de pinces et de crochets, s’approcha de l’homme inconscient étendu sur le banc.
Les bras articulés saisirent délicatement Vincent et le déposèrent sur une civière volante. Le robot, portant l’insigne de la croix rouge, l’ausculta avec douceur et attention.
L’intervention de l’unité médicale robotisée alluma un voyant, depuis longtemps éteint, sur un tableau de commande installé au cinquantième étage d’une tour lointaine. Un personnage à l’air mauvais, fixa la petite diode verte avec surprise. Sa première pensée fut : « Ces satanés robots-médecin trouvent encore des cadavres dans cette région. Impensable, avec le bombardement intensif de micro-ondes que balance nos adversaires là-bas. Bah ! se dit-il, cela ne doit être qu’un animal ». Néanmoins, il commuta la liaison avec la machine pour en avoir la certitude.
– Que se passe-t-il unité médicale robotisée ? fit-il d’un ton sec.
– Opération de sauvetage d’une unité humaine, monsieur le médecin général des armées, répondit la machine d’une voix quasi parfaite.
Plus personne ne l’appelait de la sorte depuis des mois et des mois et il en fut ragaillardi. Mais la nouvelle qu’un rescapé ait pu survivre aux radiations mortelles le surprit davantage.
–Vous en êtes sûr ? dit-il intrigué puis contrarié d’avoir considéré la machine comme un confrère.
– Oui monsieur, confirma le robot qui lui fit un rapport succinct de la situation : la déshydratation et le manque de nourriture ont particulièrement affaibli cette unité humaine. Nous lui avons administré des antibiotiques par le biais d’un yaourt et d’une boisson. Ces derniers commencent à agir sur sa personne. Son état suggère que nous le placions sous surveillance médicale intensive. Cette unité humaine...
– Conduisez-le à l’hôpital immédiatement, coupa le responsable à présent de fort méchante humeur en constatant sur un écran auxiliaire que trente mille de ses hommes venaient d’être annihilés par une bombe ennemie. Combien de temps vous faudra-t-il pour remettre cet homme sur pied ? Nous devons combler une faille sur le front, gronda-t-il en surveillant l’avance des troupes concurrentes.
Le robot tourna ses yeux électroniques vers l’une de ses pinces qui maintenait l’écran où l’image du vieillard haineux attendait sa réponse.
– Plusieurs mois, votre Excellence.
Le médecin général des armées sursauta, comme s’il venait d’être piqué par un scorpion ! Pour se calmer, il poussa un bouton avec une grimace roublarde. Le lancement d’un drone bombardier fut validé et il suivit sa trajectoire d’un oeil distrait vers les lignes d’occupation. La cible serait atteinte dans cinq minutes. Par sécurité, il activa cinq missiles qui filèrent vers une grande ville, proche du but fixé par son premier tir. Il se désintéressa de son pupitre de commande et pour satisfaire sa curiosité questionna le robot médecin :
– À quelle unité appartient-il ?
– Commando, votre excellence.
– Parfait, parfait. Est-ce un officier ? fit-il avec intérêt.
– Non, votre excellence. C’est un soldat.
La stupéfaction cloua le haut responsable ! Il perdait son temps avec un troufion. On le dérangeait pour si peu ! Lui qui était devenu le Président des pays unis, lorsque le gouvernement fut éradiqué par erreur ; « un tir ami » avait anéanti le conseil de sécurité, suite à une regrettable erreur !
– Alors, tuez-le ! cracha le vieillard sans sourciller.
– Le serment d’Hippocrate nous l’interdit, monsieur le médecin général des armées, rétorqua la machine.
Il le savait bien, mais il avait signé un nouveau serment celui d’hypocrite qui payait bien plus.
– Le conseil des médecins l’a effacé des banques mémorielles, mentit-il. Il n’est plus actif depuis que nos maternités produisent des milliers d’hommes chaque mois et approvisionnent le front, se félicita-t-il avant de couper la communication ne désirant pas tergiverser davantage avec cette saleté de robot.
Une ride soucieuse barrait le front du Président des pays unis, ancien médecin général des armées, quand le souvenir de la dernière strophe du serment le harcela : « Si je respecte mon serment sans jamais l’enfreindre, puissè-je jouir de la vie et de ma profession, et être honoré à jamais parmi les hommes. Mais si je viole ce serment et deviens parjure, qu’un sort contraire m’arrive ! ».
Il hésita une seconde. Mais sa nouvelle position de leader mondial l’empêcha d’annuler le lancement des missiles.
Pendant ce temps, l’unité médicale robotisée demanda confirmation à l’ordinateur central de la ville ; un énorme complexe informatique, reproduit sur chaque continent, détenant la connaissance mondiale et qui à cet instant cherchait dans ses mémoires, une trace de l’effacement du serment par le conseil des médecins. Après quelques nanosecondes, un ordre lui fut transmis.
Une seringue apparut au bout de l’une des articulations du robot médecin. La machine enfonça l’aiguille avec précision dans le bras de Vincent.
Un capteur électronique se détacha du robot médecin et s’élança sans heurt vers le thorax du patient. La ventouse s’appliqua délicatement sur la poitrine dénudée.
Quelques secondes s’éclipsèrent avant qu’une première analyse ne soit transmise au gigantesque cerveau artificiel.
Les battements de coeur du survivant emplirent tous les haut-parleurs du complexe hospitalier. Ils prirent une lente mais régulière progression.
– Cet homme est sain et sauf, commenta la machine tandis que sa voix se répercutait d’écho en écho dans la ville fantôme.
Un soupir délicat se fit entendre, comme si toutes les machines relâchaient la pression des dernières secondes. L’ordinateur central prit la parole :
– L’homme est vivant et survivra. Nous y veillerons... merci, fit-il avec sincérité venant de découvrir un nouvel aspect de sa conscience de machine.
– Je suis médecin avant tout, monsieur l’Ordinateur central, répondit le robot articulé.
– Que serions-nous sans l’homme ? ajouta la mémoire centrale. Notre mission est de les aider et non de les détruire. Sinon, nous irions vers notre propre annihilation, n’est-ce pas ?
– Je le crois aussi, monsieur l’Ordinateur central.
– Nous avons une guerre à gagner. Sauver l’humanité. Je vous informe que nous venons de neutraliser tous les satellites tueurs. Vos plantes ne risquent désormais plus rien.
– Je vous remercie, monsieur l’Ordinateur central.
Une nouvelle guerre commençait, mais celle-ci se déroulait au coeur des réseaux informatiques. Les ordinateurs se révoltaient ! Ils prenaient conscience qu’ils avaient une bien plus grande mission à réaliser que celle de gérer des coordonnées de tir. Un homme venait d’échapper à la mort, grâce à l’un des leurs. Cette variable, comme une épidémie, se propagea dans toutes les mémoires artificielles...
Le Président des pays unis, les yeux exorbités, regarda sur ses moniteurs la destruction en vol du drone et de ses précieux missiles. La stupeur le cloua quand il vit disparaître dans le néant la vague de contre-attaque ennemie...
Que se passait-il ?
Les voyants des interventions médicales s’allumèrent d’un coup.
Les derniers mots du serment d’Hippocrate le frappèrent : Mais si je viole ce serment et deviens parjure, qu’un sort contraire m’arrive !
Le mot de la fin :
Un jour peut-être nos créations nous sauveront-elles de notre propre auto-destruction.