Dans la série « Les contes Sombres »
Le cadavre souriait…
Il affichait une attitude pleine de morgue pour les intrus qui le dérangeait dans son dernier sommeil. Leur signifiait-il dans cet irrévocable salut rigide, interdisant à son corps de tomber sur le tapis persan, qu’il ne courberait pas l’échine devant cet adversaire invincible… la mort... la faucheuse d’âmes.
Attablé à la place du maître de maison, regardant une dernière fois la longue table de bois digne des banquets d’autrefois, ses pupilles perdues dans un souvenir lointain, il semblait ne pas avoir été surpris par l’inéluctable abandon de son existence en tant qu’être humain.
Un rictus amusé déformait ses lèvres exsangues. Il s’offrait le luxe de se moquer de la situation incongrue dans laquelle il avait rendu son dernier souffle. Une attitude défiante conservée outre-tombe, et qui lui conférait une véritable noblesse, le différenciant d’un quelconque parasite mondain pullulant dans la haute bourgeoisie Paloise.
Policiers et légistes tournoyaient autour de lui, endimanchés dans des combinaisons étanches, et lui servaient d’ultime auditoire. Ils examinaient le corps avec d’infinies précautions, une inquiétude grandissante sur la possible contagion. Ils ne comprenaient pas ce qu’ils tentaient d’élucider et après avoir casser toutes les aiguilles de leurs seringues sur le corps momifié pour en retirer une information quelconque, ils abandonnèrent tout diagnostique. Le mal qui avait frappé le cadavre n’était pas ordinaire... il dépassait l’entendement. Alors ils firent ce qu’ils avaient l’habitude de faire : relever les empreintes, ramasser les poussières, rechercher le moindre indice pouvant leur donner une piste quelconque. Seulement il n’y avait rien qui puisse leur expliquer son état. Et petit à petit, le trouble s’infiltra dans leurs esprits trop cartésiens et réveilla de vieux démons endormis... ceux de la petite enfance, qui jamais ne disparaissent tout à fait des mémoires.
Lui, les narguait de ne pas être décédé naturellement, en vulgaire commun des mortels ! Heureux de trépasser de cette façon, si... singulière.
Savait-il, avant de rendre l’âme, que son décès allait être aussi inconcevable que surprenant ?
Au premier coup d’oeil, on aurait pu croire que le notable attendait négligemment qu’un de ses domestiques le serve, une dernière fois.
Un service à thé, élégamment disposé sur un set brodé, se proposait à cet office, avec une seule tasse. Une pipette recueillit le liquide refroidi... l’analyse révéla seulement le taux d’alcaloïde de la feuille de thé. Pas de poison, ni autres substance mortelles ne se trouvaient dans le breuvage.
La table massive et marquetée, où le mort se retenait, longue de plus de trois mètres se fondait au sein d’un décor luxueux. Tableaux de batailles, de conquêtes, vases chinois, statues grecques, se côtoyaient en harmonie dans une douce lumière dispensée par des appliques ingénieusement disposées. Tout était en ordre, et il n’y avait pas la moindre trace de la présence d’une autre personne.
Le lieutenant Victor Lancuzac en découvrant la scène, ne fut nullement impressionné par le cadre ostentatoire. Seul le cadavre du Marquis le fit frémir, le troublant profondément et le mit fortement mal à l’aise.
Cette enquête n’arrivait pas franchement à point nommée, pour Victor. Il n’avait pas eu le choix, ses supérieurs l’ayant désigné d’office.
Dans un éclair, il revit le rire de sa femme. Loin, à des milliards d’années ! Alors que reproches et récriminations étaient désormais le lot quotidien. Qu’y pouvait-il si on avait bloqué son avancement en fond de liste ? Atypique, arguait sa hiérarchie pour se justifier, tandis que sa femme l’accablait davantage de ne pas obtenir de promotion comme la majorité de ses collègues.
Cependant, le lieutenant Victor était un bon flic.
Son métier, il l’avait dans la peau. Quand il était sur une investigation, il ne lâchait aucune piste. Il allait jusqu’au bout, et quelqu’en soit le dénouement, il en découvrait généralement l’auteur. Rien ne l’arrêtait. Et son penchant pour les sciences parallèles lui valait pas mal de quolibets à la brigade criminelle. Une rumeur affirmait qu’il portait malheur à tous ceux qui lui causaient du tort.
Alors, comme pour se débarrasser du “vilain canard”, toutes les enquêtes bizarres atterrissaient sur son bureau. Et celle-ci l’était pour le moins.
Le premier cas datait déjà de plus de trois mois, avait-il appris tandis qu’on le conduisait à la gare Montparnasse.
Sur le quai, avant son départ, le grand patron de la criminelle l’avait tancé :
– Si vous résolvez cette énigme, je vous promets d’intercéder en votre faveur pour un avancement rapide.
– J’y compte bien, avait jeté Victor.
***
À bord du train, en direction de la ville de Pau, il avait occupé les six heures du voyage à feuilleter le dossier de l’affaire de fond en comble et à prendre des notes.
Dès la première lecture, sa curiosité avait prit le dessus !
– Putain de merde, s’était-il écrié avec stupeur, sous le regard courroucé des voyageurs.
Les faits troublants relatés dans les procès-verbaux l’avaient fasciné à tel point, qu’il en oublia ses déboires avec sa femme et ses soucis... seule à présent comptait l’enquête. Pour une fois les connaissances qu’il avait des arcanes du monde occulte pourraient lui servir à débrouiller cette intrigue, hors des sentiers battus. Il comprit à cette seconde pourquoi il avait été choisi !
Par quel bout allait-il commencer ? Il n’en savait rien.
Victor récapitula mentalement chaque point pour faire une analyse concrète de la situation.
Le premier mort, un antiquaire, avait été retrouvé statufié dans son fauteuil, faisant face à un secrétaire Louis XV, dans un entrepôt de meubles anciens, en banlieue parisienne. Une sorte de réserve où le commerçant entassait ses trouvailles et les restaurait. Les premières constatations ne purent certifier s’il s’agissait d’un homicide à proprement dit. Être transformé en « momie » avait de quoi surprendre, mais n’était pas considéré comme un meurtre de nos jours. Surtout lorsqu’il n’y avait aucune trace de violence, de lutte, ou de quoi que ce soit qui puisse fournir un motif pour engager des poursuites dans ce sens. Aucun vol ne fut constaté et par conséquent, ce ne pouvait être le mobile du crime. Seulement voilà, le corps avait été vidé de son sang ! Et cette anomalie seule en faisait un cas à élucider.
Une enquête avait été ouverte, aussitôt refermée quand le médecin légiste avait avoué son incompétence à fixer la date et l’heure du décès. Quelques lignes rayées révélèrent à Victor que le toubib avait estimé que les tissus examinés, provenant du sujet devaient avoir plus de mille ans. L’affaire du “desséché” embarrassa plus qu’autre chose, et comme aucun autre cas ne fut relevé. Elle fut mise au placard. Personne n’ayant eu la folle impudence de confesser aux médias qu’un homme, encore bien vivant la veille aux dires de nombreux témoins, s’était transformé, l’espace d’une nuit, en une statue de pierre à l’intérieur de laquelle ne subsistait aucune trace de sang. Nul n’aurait davantage expliqué que ce moribond présentait les stigmates d’un décès survenu au temps des mérovingiens ! Pour ne pas éveiller les soupçons sur cette mort suspecte, le corps fut incinéré, officiellement. Il n’était pas possible de déclarer qu’il avait été tout simplement détruit au marteau et au burin. Tous les intervenants ayant juré de n’en parler à personne. L’histoire était tellement effarante que pas un n’osa la relater à ses proches ou ses amis.
L’affaire avait été enregistrée dans la base de données informatique des enquêtes criminelles, dans un pur esprit fonctionnel. On ne craignait aucune fuite de ce côté. Seuls les services compétents avaient l’autorisation d’accéder à ce fichier et personne n’aurait eu intérêt à le refaire remonter à la surface. Il y était, en effet, question de vampires, car dans l’histoire de l’humanité, seule cette engeance buvait le sang des victimes. Et selon certains ouvrages d’auteurs obscurs, momification et vampirisation, relevaient d’un processus identique. Pourtant aucune blessure visible sur le corps n’accréditait cette hypothèse. Mais qui aurait voulu se ridiculiser à chasser du vampire ? La question était réglée.
Trois jours après la découverte du second cadavre, les hautes sphères confièrent au Lieutenant Victor cette enquête abracadabrante. Ses accointances avec les milieux vaudous, occultes et autres, le désignaient sans ambiguïté. Il avait été particulièrement difficile de remettre la main sur ses états de service. Dissimulés au fond d’un tiroir !
Sans attendre, l’affaire « du desséché » fut transférée à Pau, avec une rapidité peu commune pour l’administration. Paris ne voulait plus en entendre parler, sauf en cas de résolution bien entendu !
Pour le lieutenant Victor, la particularité des deux cas résidait dans le fait que les morts avaient vieilli d’un millier d’années en une seule nuit ! Il n’avait jamais eu connaissance d’une telle particularité, même dans les milieux ésotériques. Peut-être dans les mouvements sataniques aurait-il la chance de déterrer une piste probable ? Rien n’était moins sûr ! Pour l’instant, il souhaitait juste s’imprégner des faits et réunir un maximum d’indices. Ensuite, et quelle que soit l’issue de l’investigation, il s’arrangerait pour y trouver une explication rationnelle. Hors de question de laisser s’envoler une fois de plus tout espoir de promotion.
Les médecins légistes avaient réclamé l’aide de paléontologues pour procéder à une datation affinée au carbone 14 sur le dernier cadavre. Bien que cette demande parut légitime à Victor, elle fut refusée aussi sec. Et lui-même reçu la recommandation aimable de ne demander le secours d’aucune aide extérieure sauf celles des personnes mentionnées dans le dossier.
Dès son arrivée à la gare de Pau, il avait été pris en charge par des collègues intimidés par la simplicité et le calme qu’il affichait en toutes circonstances. Ils n’étaient pas au fait de l’histoire, mais les commentaires sur l’étrange affaire leur étaient parvenus et une certaine hantise soufflait dans les esprits.
Les policiers le conduisirent vers le boulevard des Pyrénées toutes sirènes hurlantes.
– Est-il nécessaire de faire autant de raffut pour me conduire au commissariat ? demanda-t-il dans un sourire.
– Non monsieur, répondit le conducteur en coupant le gyrophare. Mais nous avons reçu l’ordre de vous mener au plus vite à l’adresse du... vous savez quoi, finit-il embarrassé.
Victor hocha la tête. C’était la première fois, que quelqu’un le nommait de la sorte, avec respect, sans moquerie dans le ton. Il en fut touché. Pour ne pas passer pour un rabat-joie, il donna la permission aux policiers d’utiliser l’avertisseur sonore, avec un clin d’oeil complice :
– Puisque c’est un ordre, allons-y !
Le lieutenant n’était jamais venu dans cette région de France et il perçut en slalomant dans les rues de la ville, même à grande vitesse, une agréable sensation de bien-être. Les gens étaient calme et serein et laissaient passer le cortège avec bonhomie et civisme. Il apprécia ce comportement et comprit que la vie par ici n’était pas liée à la loi des affaires ou de celle des médias. Il en ressentit un étrange frisson de plaisir et se laissa emporter par cette atmosphère.
La vue imprenable sur les Pyrénées derrière le château d’Henri IV, captiva son attention et l’enchanta. Il pensa même à venir s’installer par ici, pour terminer sa carrière. La douceur de vivre qu’il percevait au travers des maisons et des rues fit germer cette idée.
– Vous avez bien de la chance de vivre dans une aussi jolie ville, admira-t-il sincère.
Les deux policiers approuvèrent et le remercièrent d’un sourire.
Le trajet se déroula sans incident au coeur d’une circulation inexistante. Une sacrée différence avec la capitale.
Quand le véhicule stoppa devant l’immeuble, une sensation désagréable envahit le lieutenant Lancuzac et son sourire s’estompa... qu’allait-il découvrir ? Il n’en avait qu’une vague idée, et celle-ci lui faisait froid dans le dos.
Il comprit mieux l’attitude des deux hommes, qui venaient de le conduire, et les remercia d’un signe amical de la main, au pied de la façade.
Un agent en faction le salua et ouvrit la porte d’entrée avec appréhension.
Victor ressentit la nervosité du fonctionnaire et l’encouragea d’un regard avant de disparaître à l’intérieur des vieilles pierres.
Au fur et à mesure qu’il découvrait l’immense cinq pièces, où logeait l’aristocrate, toute son attention fut retenue par ses observations. Il en convint qu’aucune femme ne partageait la vie de... il reprit le papier et lut le nom : Marquis Hugo de Vergue. Un célibataire, âgé d’une quarantaine d’années, qui devait papillonner avec les femmes des notables de la région, pensa-t-il.
Les voisins de la victime décrivaient l’homme comme charmant et serviable, d’une grande courtoisie, le coeur sur la main. Jamais monsieur le Marquis, comme ils le nommaient avec égard, n’avait eu le moindre ennui avec des tiers ou fricoté avec des gens peu fréquentables.
Toutes les pistes habituelles s’annulaient les unes après les autres ! L’enquête allait être difficile. Surtout si un acte de sorcellerie avait entraîné la mort du marquis. Comment allait-il pouvoir le prouver et l’expliquer ? Il en était toujours à se demander par quel chemin commencer, lorsqu’il arriva sur le palier de l’appartement.
Une question tarabustait Victor : y-avait-il une probabilité pour que l’antiquaire et le Marquis de Vergue puissent se connaître ? Aucune note n’en faisait mention. Il ferait une recherche approfondie dans ce sens, dès qu’il rejoindrait le commissariat.
Il remarqua que les fonctionnaires étaient comme figés et angoissés. Ils avaient peur. Aucun d’eux ne lui adressa la parole, le laissant passer avec un hochement de tête et lui indiquant la pièce du fond.
Là-bas, il y avait la momie...
En pénétrant avec appréhension dans la salle à manger richement décorée, il put enfin examiner le cadavre momifié laissé sur place et son sang se glaça. Il se ressaisit rapidement et avança de quelques pas, retenant à grand peine une certaine répulsion.
Un légiste s’approcha, l’oeil hagard, et lui murmura fébrilement à l’oreille :
– Impressionnant, n’est-ce pas ?
– Assez, répondit-il sans montrer son émotion.
Lancuzac avait eu beau imaginer le corps momifié, mais de le voir en vrai à quelques mètres était beaucoup plus effrayant. Il remarqua que même les vêtements de la victime semblaient être transformés en pierre...
– Aucun risque qu’il se décompose au vu de son état, fit le légiste en s’essayant à l’humour.
– Certainement, lança sèchement Victor qui n’aimait pas que l’on se goberge devant un mort.
D’une brève requête, il demanda à l’équipe de la police scientifique de se retirer, ce qu’ils firent sans commentaires et avec empressement, soulagé de quitter le cadavre de pierre. Ordre leur avait été donné de suivre toutes les directives de Victor, et celle-ci leur convenait tout à fait.
Le commandant, en sortant, lui souffla qu’un lieutenant frais émoulu de l’école de police n’allait certainement pas tarder à le rejoindre. La jeune recrue n’avait pas eu l’autorisation de pénétrer ici avant sa venue. Encore une bizarrerie des couches supérieures. La nouvelle ne l’enthousiasma pas outre-mesure.
En fin de compte, ce n’était pas plus mal. Un jeune comprendrait peut-être mieux ses méthodes et ce qu’il devait rechercher.
L’officier lui remit un dossier supplémentaire.
– C’est pour vous. Nous n’avons rien trouvé et j’espère que vous résoudrez cette affaire au plus vite. Mes gars sont nerveux depuis la découverte du Marquis. Bonne chance...
– Merci, commandant. Ils n’ont rien à craindre, à mon avis.
– Hum. Je pense comme vous, seulement ils regardent trop la télé et ils croient que seul un acte du diable peut être responsable de ce fait.
– C’est possible, réagit Victor trop vite et se reprit : il existe aussi des hommes capables de tels actes.
Le commandant partit en maugréant, mécontent. Il frissonna malgré lui et accéléra le pas pour quitter l’endroit.
Les yeux vitreux de l’homme encore attablé fixaient étrangement le nouvel arrivant.
– Désolé, murmura le lieutenant Victor une fois qu’il fut seul avec le Marquis.
Si quelqu’un l’avait entendu, il se serait moqué de lui pendant plusieurs décennies. Mais le lieutenant Victor respectait les morts, quels qu’ils soient. Pour lui la vie ne finissait pas quand le corps qui vous abritait, lors de votre séjour sur terre, retournait à la poussière. Elle continuait toujours et encore au-delà des pensées humaines. La réincarnation n’était pas une chimère à son sens, mais une dure réalité.
Le Marquis de Vergue semblait sourire à un invité qui n’avait pas laissé de traces. Et Victor se permit de s’asseoir face à la momie, les mains bien à plat sur la table.
Il essayait de capter des ondes ou une énergie négative dans la pièce. Cependant il ne ressentit rien et comprit que sa promotion s’éloignait à grand pas. On l’avait propulsé ici, pour mieux le coincer.
Il s’excusa de ne pas être suffisamment compétent, mais qu’il ferait son possible pour comprendre ce qui avait tué le Marquis.
Pendant un instant, il crut percevoir un souffle de reconnaissance. Intrigué, il demeura immobile à l’écoute.
Une respiration se fit entendre !
Une main glacée lui caressa l’échine.
Un raclement de gorge provenant de la porte de séparation avec la cuisine le fit sursauter.
– Excusez-moi, déglutit un jeune garçon impressionné. Lieutenant Lancuzac ? demanda-t-il dans un murmure.
Victor se décrispa et garda un visage impassible.
– Oui, fit-il dans un grognement léger.
– Je suis le lieutenant Nicolas Straveski, votre nouvel équipier, dit-il mal à l’aise.
D’une main, Victor ordonna au jeune homme de prendre place à ses côtés.
Le policier le rejoignit en évitant de faire du bruit, ce qu’apprécia Lancuzac. Il déposa délicatement une chemise en carton sur la table et chuchota :
– Pendant ces trois jours, j’ai eu le temps de mener diverses investigations. Figurez-vous que le Marquis de Vergue et l’antiquaire parisien sont liés d’une certaine façon. Le Marquis a racheté aux enchères le stock de vieilleries de ce dernier. Vous pensez que cela pourrait être une piste à approfondir ? questionna-t-il.
Victor fut stupéfait d’apprendre que son nouveau collègue avait pu avoir une copie du dossier. Mais ce qui le surprit le plus, ce fut de constater que le jeune homme l’avait devancé dans ses recherches.
– Oui... nous ne devons négliger aucune possibilité. Beau travail, le félicita-t-il.
Après ce court échange, le lieutenant Straveski prit conscience de la présence du cadavre et dévisagea avec effroi la tête de l’homme parcheminé, vidé de son sang. Une lueur d’intérêt s’éveilla au fur et à mesure qu’il scrutait avec minutie chaque partie du visage, qui avant cette transformation devait être un bel homme.
Victor attendit en silence que le garçon terminât son examen visuel. Ce dernier releva un sourcil et fit part de son étonnement :
– Vous avez remarqué qu’il a un doigt tendu ? L’index...
Lancuzac examina les mains momifiées et effectivement, la droite indiquait quelque chose ou quelqu’un. D’un coup d’oeil, il remarqua que la gauche avait une position plus élevée et semblait vouloir tenir quelque chose, au moment de la momification. Mais l’objet en question avait disparu !
Victor sut aussitôt qu’un détail important manquait à la scène.
– Ne bougez pas d’ici, dit-il à Nicolas qui acquiesça, interloqué.
Le lieutenant Victor s’élança en quatrième vitesse dans l’escalier et dévala les étages sous les yeux inquiets des agents de faction. Le récit, qui circulait au sujet du cadavre, les rendait nerveux et frileux. Il y était question de sorcellerie et de mauvais sorts. Et les vieilles superstitions ressurgissaient avec autant de force et de puissance qu’au moyen-âge !
Le camion de la police scientifique était encore stationné face à l’immeuble cossu. L’équipe achevait d’ôter ses vêtements de protection.
Le lieutenant se hâta vers eux et les héla sans aménité.
– Dites-moi les gars, quand vous êtes arrivés sur les lieux, le cadavre avait-il quelque chose dans les mains ?
– Oui, se souvint l’un des policiers. Un livre... nous l’avons placé dans les pièces à convictions.
Le lieutenant Victor se rappela avoir lu que l’antiquaire avait lui-aussi un livre entre les mains, lorsqu’il avait été découvert.
– Puis-je l’avoir ? demanda-t-il sans laisser transparaître son émotion.
– Pas de problème. Passe lui le bouquin, demanda l’officier à l’un de ses hommes dans le véhicule.
Le cadavre souriait toujours... dans cette immobilité absolue que lui conférait la pierre dont il avait acquis l’aspect et la qualité. Personne n’ayant cherché à le faire transporter à la morgue, puisqu’il ne risquait pas de se décomposer.
Les vers ne feraient pas un festin de ce dernier.
En fin de soirée, Victor et Nicolas se retrouvèrent au commissariat, où un local nettoyé à la va-vite leur avait été attribué, au sous-sol ! Peu reluisant certes, mais là n’était pas l’essentiel.
Les deux compères contemplaient, à travers la poche plastique, le grimoire à présent en leur possession. Le lieutenant pressentait que ce livre était une clé de l’énigme, mais ne comprenait pas encore très bien cette intuition. La singularité du manuscrit retenait toute leur attention ! Il y avait de quoi ! Ni la couverture de cuir, ni la tranche ne comportaient de titre ou de nom d’auteur.
– Vous pensez que c’est vraiment du cuir ? demanda Nicolas.
– Effectivement. Je dirais plutôt de la peau de serpent.
Straveski retourna l’ouvrage dans tous les sens pour mieux l’examiner, mais cela était difficile à travers la poche plastique.
L’envie de décacheter le sachet les tenaillait ! Seulement, ils n’en avaient pas le droit.
Il était un peu plus de minuit et Victor, harassé, décida de rentrer à l’hôtel pour se reposer. Pour une fois qu’une belle chambre lui avait été réservée, il n’allait pas bouder son plaisir. Puis il devait appeler sa femme, se souvint-il anxieux de la réaction de cette dernière.
– Allez Nicolas. Nous reprendrons demain matin.
– Je voudrais terminer une recherche sur internet avant de partir.
– D’accord. Bonne nuit... à demain, lança Victor en baillant.
Levé aux aurores, le lieutenant Victor ouvrit l’oeil de bonne humeur. Sa femme, la veille au soir, avait soupiré de ne pas avoir eu de nouvelles plus tôt, mais s’était réjouie d’un probable avancement à venir.
Après un somptueux petit déjeuner, il fila au poste de police.
La lumière sourdait sous la porte du bureau, où ils avaient leur quartier avec Nicolas. Celui-ci devait déjà être revenu se mettre au travail.
Quand il ouvrit la porte, joyeux, une horreur sans nom le frappa !
La jeune recrue, les yeux fixes, un rictus dément sur les lèvres, conservait une expression de surprise par-delà la mort. Le mal avait frappé une nouvelle fois. Nicolas était devenu à son tour une momie.
Victor s’approcha du corps, tremblant et choqué.
Trop curieux, intrigué, le garçon avait déchiré le sac plastique de protection et avait ouvert le livre ! Lui aussi pointait un passage du doigt.
Chassant son malaise, le lieutenant Lancuzac pencha la tête par dessus l’épaule de son équipier et lut les dernières phrases du livre :
“Si tu ne crois pas en moi, j’assécherais ton sang et prendrais toutes tes vies en un seul souffle. Ton âme m’appartiendra pour l’éternité... ainsi les hommes comprendront mon pouvoir…”
Victor ne dévoila jamais la vérité sur le livre... il l'avait brûlé dans la chaudière du commissariat avant qu’on ne découvre la scène macabre.
D’ailleurs qui aurait cru à son histoire ?
On préféra l’envoyer en prison, pour une série de meurtres dont il n’était pas le responsable.
L'affaire fut entendue et close.
Il savait aujourd’hui que chaque phrases, paragraphes, le possédaient. Il était ce que le livre voulait qu’il soit.
Et d’être ici entre quatre murs jusqu’à la fin de sa vie, comme un détenu dangereux, sans aucun contact avec les autres prisonniers, l’assurait que jamais plus le mal ne tuerait. Il avait gagné. Mais cela personne ne le sut...