En préface du manuel des Gardiens de l’Univers, un inconnu a écrit ceci, qui désormais illustre sa couverture :
L’inconnu
– Elle me dévore chaque jour un peu plus la cervelle, les yeux et ma vie.
La voix rauque est celle d’un homme. On sent de l’amertume, plus que de la colère, dans chacun de ses mots.
Je ne vois pas le visage de l’inconnu qui vient de surgir sur mon écran de contrôle. Il est dissimulé derrière une visière opaque d’un casque de protection aux reflets rouge et or. Sa combinaison est de même couleur et semble constituée d’un métal fin et souple, qui laisse liberté aux mouvements.
L’écran panoramique me retransmet l’image légèrement floue de la cabine de pilotage d’un véhicule inconnu. L’homme est assis dans un grand fauteuil, les mains accrochées à des manettes. Je peux examiner plus attentivement l’ensemble des commandes qui se trouvent devant lui, elles ne me sont pas familières. Je n’en reconnais aucune.
Toutes ces manettes chromées, ces boutons aux couleurs disparates, ces voyants lumineux, me troublent l’esprit. On dirait que ce tableau de bord est un immense plateau de jeu pour enfants. Le contraste qui existe entre notre vaisseau stellaire, cet engin d’une autre époque, ce personnage en armure colorée, et ce système solaire perdu dans le vide sidéral, perturbent mes pensées.
Je tourne la tête et examine autour de moi notre poste de pilotage ; des tentures décorent les parois, des plantes où se cachent quelques fleurs odorantes fourmillent en tout sens. Pas un bouton, pas un cadran ne vient perturber l’harmonie de la décoration. Toutes nos commandes sont d’ailleurs mentales.
L’espace vital de nos vaisseaux stellaires a été transformé de telle manière que nous puissions y vivre comme sur notre planète. Il y a un lac, des arbres, des animaux en liberté et chacun possède sa propre demeure. Je ressens un énorme décalage entre nous et cet homme. Même nos vêtements sont différents. Mon pantalon est en toile légère, de couleur blanche ; mes sandales sont en métal et douce comme de la soie. Et par dessus tout, je suis torse nu ! Nous sommes en plein dans la saison d’été.
Alors que cet homme est en armure. Pourquoi ?
Appartiendrait-il à une civilisation guerrière ?
Je cherche une marque, un sigle, un insigne, qui nous puisse nous permettre de l’identifier. Rien de tout cela sur lui. C’est incompréhensible. Est-ce un vêtement habituel sur sa planète ? En tout cas, il le recouvre entièrement de la tête aux pieds, comme une seconde peau rouge et or. On dirait qu’ils ne font plus qu’un, indissociables. Ce vêtement a l’air vivant ! Serait-ce une sorte de seconde peau... Cette pensée me hérisse.
Lysias notre module mental de bord a analysé la situation et me suggère d’enfiler une combinaison uniforme et de couleur austère. Il faut éviter de provoquer des troubles entre nous et notre interlocuteur.
J’opte pour les couleurs rouge et jaune. La consigne est lancée par Lysias. Tous les membres du vaisseau vont se vêtir d’une tenue identique.
La température à bord est réduite en conséquence. Un vent léger et frais parcourt déjà le poste de pilotage. Un robot m’amène mon nouveau vêtement, et je m’apprête sans attendre.
Pendant ce temps, Lysias, qui a commencé son travail de recherche, dès que nous avons été en contact avec cette planète, attend un réponse de notre planète mère. Le module mental a lancé de multiples appels vers les systèmes voisins. Il ne lui faudra que quelques secondes pour apprendre l’origine de l’appareil et de cet homme.
L’homme parle sans arrêt et ne peut probablement pas me recevoir. J’insiste en utilisant le code d’urgence.
– Vaisseau stellaire Amarilys des Gardiens de l’Univers Kalgéhuns en approche du système Ashstar...
Rien ne semble le perturber. Il continue et sa voix rauque envahit le poste de pilotage :
– Elle est omniprésente. À chaque mètre, à chaque kilomètre, elle est là. Elle reste impassible à mon passage, patiente et sage comme une image. À chaque courbe, on pourrait croire qu’elle se termine là ! D’un coup ! Mais non...
Je frissonne au son de sa voix.
– NOONNNN ! gronde-t-il. Elle continue encore et encore sur une nouvelle voie vers un ailleurs lointain perdu sur l’horizon... aussi rectiligne qu’un trait.
Sa voix s’est faite murmure sur les derniers mots. Je reste perplexe en écoutant cet homme parler sans cesse, sans comprendre, et je demande d’un ton sec :
– De quoi parlez-vous ?
– De quoi je parle ? Mais de la Route, jeune homme ! De la Route, avec une majuscule, puisque c’est son nom. La Route-labyrinthe de la planète Silicium.
Je reste muet de saisissement, en comprenant qu’il a entendu mes paroles. Peut-être nous écoute-t-il depuis le début ?
Par contre, mes informations ne correspondent pas aux siennes. Cette planète n’est pas désignée sous le nom de : Silicium.
– La planète Silicium ? dis-je avec surprise.
Cette planète est seulement codée sous un matricule.
– Veuillez répéter pour confirmation, demande Lysias sans détour.
– Silicium... Silicium... celui qui donna ce nom à cette planète était un sombre crétin. Il aurait dû l’appeler la planète Sable tout court.
Une communication en direct de notre planète mère s’inscrit sur un écran annexe : Engin non répertorié. Véhicule de conception inconnue. Demande d’informations complémentaires. Prendre contact avec civilisation.
J’accuse réception et confirme notre prise de contact. L’alerte passe en veille et Lysias place le vaisseau en mode de défense passive. Les prismes d’énergie scintillent autour de la coque, les plaques de blindage obturent toutes les verrières panoramiques, le lac est vidé de son eau, les animaux sont placés en hibernation.
Les modules d’examens psychiatriques prennent la suite et hésitent sur les capacités mentales de l’inconnu. Cet homme pourrait avoir perdu la raison ? Leurs premières constatations s’inscrivent sur mon écran de contrôle :
« Stress important ; état de fatigue avancé ; tension anormale constatée sur le sujet par analyse vocale ».
Ils ne peuvent donner un diagnostic plus précis tant que nous ne saurons pas à quelle civilisation cet homme appartient. Mais est-ce un humain ? Il possède bien les caractéristiques d’un humanoïde, mais que cache son armure ? Je ne veux pas m’embrouiller l’esprit pour l’instant. Cette première prise de contact semble fragile.
Kram me souffle à l’oreille :
– Nous sommes peut-être en présence d’un extrastellaire ?
Je lui réponds, en coupant la radio :
– L’homme utilise une langue connue de ce secteur galactique.
Kram hoche la tête et prend place sur le second fauteuil. Il demande à Lysias une approche lente de la planète. Aucune balise relais n’émet le signal de direction nous permettant d’approcher en vitesse tachyonique. On dirait qu’il n’y a pas d’astroport dans ce système solaire.
L’homme ne parle plus et cela m’inquiète.
– Vous parliez de la Route...
– Cette satanée route d’asphalte, de granit et de titane, qui parcourt ce monde en tous sens, reprend-t-il. Cette satanée route sans fin, qui croise tous les cents kilomètres une de ses congénères toute aussi interminable, noire et silencieuse.
Sur l’écran un immense panneau efface le visage de l’homme.
Ne quittez jamais la route !
La Road Industrie ne peut être tenue responsable des accidents en dehors de la route.
– Voilà ce que signalent les panneaux lumineux des robots d’entretien qui obligent tous les véhicules à ralentir, à calquer leur vitesse sur celle du vent. Je perds dix minutes, à chacune de ces rencontres, pour reprendre mon allure de croisière. Essayez donc de relancer un quatre cent tonnes à deux-mille-sept cents kilomètres heure et vous comprendrez ma rancoeur.
Lysias enregistre tous ces nouveaux paramètres dans une banque d’analyse en relation avec notre planète mère : Prime La Verte.
Le panneau ressemble à ceux que nous voyons dans les archives terriennes.
Je coupe l’émission.
– Lysias ! Mode vocal, dis-je sans attendre.
Lysias répond immédiatement avec une voix féminine :
– Pose ta question Alecxis ? Je t’écoute.
– Sommes-nous dans une faille temporelle ?
– Réponse négative. Aucun signe de distorsion d’espace-temps sur ce secteur de la galaxie NG 700251.
Une question me vient à l’esprit et je repasse en émission avec cet homme.
– Êtes-vous Terrien, Monsieur ?
Kram ouvre de grands yeux, ahuri.
– Oui... J’étais fier comme un dieu quand j’ai quitté la Terre pour venir sur ce monde en développement. Puis, un jour... ils sont tous partis avec le dernier convoi vers la Terre sans demander leur reste. En moins d’une semaine, la population de Sable avait abandonné la planète.
Il n’y a pas le moindre accent de tristesse dans sa voix à cette évocation.
– Excusez-moi... Nous ne nous sommes pas présentés, Monsieur ! Je m’appelle Alecxis et mon ami à mes côtés est : Kram.
– Je suis, ou j’étais, Yalta Darrican !
Il a l’air joyeux en disant cela...
Lysias lance son code d’immatriculation prioritaire en direction de la Terre. Le contact est établi. Il envoie le signalement et le nom de notre homme. Je ne devrais pas attendre plus de quelques secondes mais le voyant de recherche clignote encore.
Que se passe-t-il ?
Kram tente de garder Yalta sur notre fréquence.
– Bonjour, Yalta ? Kram à l’écran.
– Salut jeune homme ! répond le terrien d’une voix joyeuse.
– Combien reste-t-il de personnes avec vous ?
– Je vous ai dit qu’ils étaient tous partis...
– Vous... vous êtes tout seul sur cette planète...
– Oui. On s’y fait avec le temps ! Et je vous le dit, j’ai eu le temps...
Nous sommes déboussolés, Kram et moi, de savoir que Yalta a été abandonné sur cette planète perdue au coeur de cette galaxie. Seul sur ce monde gigantesque. Serait-il possible qu’il soit un androïde ? Je n’ose pas lui poser la question directement.
La bonne humeur de Yalta contraste avec ce fait et me fait chaud au coeur.
Il continue :
– Vous devez vous demander ce que je fais encore sur cette planète en voie d’extinction totale ? Je me suis perdu au coeur du labyrinthe de bitume et ils ne m’ont pas attendu. Pourquoi m’auraient-ils attendu d’ailleurs ?
Il n’y aucune rancoeur dans sa voix. Il constate juste qu’il a été oublié par les siens. Et il s’en amuse. Je me demande s’il n’a pas perdu la raison, en fin de compte, mais Lysias me confirme le contraire. Il est sain d’esprit. Aucun signe de folie ou de névrose.
Je serre les dents de colère. Quand j’apprendrai qui sont les responsables, ils vont savoir de quel bois je me chauffe. Et ils se rendront compte que les Gardiens de l’Univers sont bien plus sévères qu’ils ne le pensaient jusqu’à présent.
Le voyant de recherche clignote toujours. Je m’inquiète du silence de Lysias.
– Oh ! Si je ne leur en veux même pas ? Un comble, non ?
Cet homme est un exemple de courage et je suis fier de l’avoir retrouvé sur cette planète, ignoré par les siens.
Une fiche sort de l’imprimante. Kram arrache la feuille de synthex d’un geste nerveux. Ses yeux ahuris vont de l’écran à la fiche.
– Je demande une confirmation immédiate au central de la Terre. Je reviens... murmure-t-il en courant vers la sortie qui l’absorbe.
Je me retrouve seul face à mon interlocuteur. Kram est parti sans me lire la fiche et je suis en rogne.
– Vous ne leur en voulez pas de vous avoir laissé tomber ! dis-je d’un ton sec.
– Pour comprendre, il faut connaître Sable, jeune homme. La planète SABLE. Des frissons me parcourent l’échine rien qu’à l’évocation de ce passé que j’essaie d’oublier, d’effacer de ma mémoire. Y arriverai-je un jour ? (Un silence)... Comment les premiers colons auraient-ils pu savoir que Silicium cachait autre chose en son sein ? Cet autre chose qui a fait que cette planète ne soit pas une planète comme les autres !
Lysias, à cette seconde, entre en liaison directe avec la planète QUARK du savoir universel. Un code clignote sur le bas de mon écran. Notre module mental vient de céder sa place à une entité mentale. Elle valide le calcul de Lysias. L’homme dit vrai.
Il existe un danger à approcher davantage de cette planète. Nous allons passer en phase défensive intermédiaire.
Les mesures vocales et mentales de Yalta ont atteint un degré de véracité égal à cent pour cent. Ce qui est rare pour un terrien. Et ce résultat a provoqué l’intervention de l’entité.
Ma bouche est sèche. Je prends un verre d’eau et bois une longue gorgée.
Je ne sais plus quoi penser. Une boule d’angoisse se forme au travers de ma gorge. Je ressens une certaine nervosité et mon esprit capte le malaise de Yalta. Un frisson me parcourt de la tête aux pieds... Qui est-il ? Et que cache cette planète ?
L’entité mentale ordonne au vaisseau de ralentir sa course et d’effectuer une large courbe pour éviter le système. La phase d’alerte passe en défense active. Des sondes sub-temporelles sautent dans les failles du temps et se dissimulent dans l’espace proche de la planète. À bord, tous les robots rangent dans des compartiments spéciaux les objets non stables dans le vaisseau : plantes, outils, décorations, etc.
Yalta reprend d’une voix marquée par l’émotion :
– Ils ne pouvaient pas... peut-être à cause de notre inexpérience de l’univers ou de nos pensées humaines... Cette planète possède en son sein une nouvelle vision de l’univers. Mais les hommes ont-ils appris à la reconnaître ? (Il laisse passer un temps. Il souffle.)... Les hommes n’ont rien appris, je suppose. Vos questions me l’affirment.
Il respire un grand coup, comme pour se remettre de son émotion. Je le remarque par sa poitrine qui se soulève plus fortement.
– Ce n’est ni une maladie, ni une bactérie... Ce ne sont pas des animaux dangereux. Pas un moustique qui puisse transmettre une maladie, ici. C’est à première vue, une planète tranquille, avec de l’eau et du sable. Encore heureux, il y a des océans ! La seule différence avec la Terre c’est qu’il n’y a pas un être vivant dans toute cette flotte, pas un mollusque, pas un poisson. Et au fond de l’eau qu’est-ce que l’on trouve ? Du sable ! Pas de cailloux non plus à la surface, rien de tout ça. Des montagnes ? Même pas ! Il n’y a rien à part de l’eau, du sable et de l’air, sur Sable.
– Pas un seul être vivant sur Si... Sable ? dis-je.
– Bizarre ? se moque-t-il. Sauf pour une planète vierge et sans vie ! Le voilà, le hic. Elle est sans vie. Pourtant, il y a tout ce qu’il faut pour que la vie prenne son essor. Mais sur Sable, la vie n’a aucun droit. Enfin au sens où nous l’entendons. En fait, nous sommes très ignorants de la vie en elle-même...
– Je suis d’accord avec vous, Yalta. Nous ne connaissons pas toutes les formes de vie.
– Je ne parlais pas d’une forme de vie, jeune Alecxis ! Mais de la vie tout court ! Quel âge as-tu ? Tu veux bien me le dire ?
– Je viens d’avoir quinze ans ! Et vous, Yalta ?
– Tu as quinze ans !
Sa voix a marqué la surprise. Son ton est narquois.
– Oui ! J’ai quinze ans et je suis Gardien depuis l’âge de dix ans. Kram, lui, a treize ans. Cela vous étonne Yalta ?
– Pas qu’un peu ! Vous êtes... vous êtes des enfants ! Mais où sont vos parents ? À bord du vaisseau avec vous ?
Je suis vexé. J’ai déjà cinq années de voyages interstellaires. Je connais plus de cent civilisations. Je ne suis plus un enfant. Mes parents sont libres.
Un avertissement de l’entité mentale s’affiche sur mon écran.
« Alecxis, cet homme ne connaît pas notre mode de vie. Reprenez calmement. Expliquez-lui avec des mots simples. »
Je baisse les yeux. Je me suis emporté comme un enfant. Yalta n’avait pas tort. Je dois me reprendre. Je me décide à lui répondre :
– Pour vous dire la vérité, mes parents ne sont pas sur le vaisseau... Mes parents sont sur Terre. Ils enseignent le langage de l’univers aux enfants dès leur deuxième année jusqu’à leur troisième anniversaire. Ensuite, les enfants sont envoyés dans une école sur Générova, la planète du savoir où les Millénaires, nos anciens, se retirent et partagent leurs connaissances avec les plus jeunes. Ou encore, si les enfants le désirent, ils peuvent continuer à vivre avec leurs parents.
– Mais qui êtes-vous donc ? s’exclame-t-il.
Mon esprit a capté, malgré l’éloignement, une forme de peur et de joie, mêlées dans un sentiment complexe qui enveloppe Yalta. J’apprécie que cet homme possède une gamme aussi évoluée d’ondes mentales. Je suis sûr maintenant qu’il n’a pas perdu la raison, et j’en conclus qu’il n’est pas une machine. Un androïde.
Je réponds sans rien cacher à Yalta, bien que je ne saisisse pas le pourquoi de cette lacune. Peut-être est-il né sur cette planète ? Mais il nous a dit s’être porté volontaire pour devenir colon des planètes extérieures. Je ne comprend pas.
– Nous sommes Kalgéhuns, dis-je. Nous n’appartenons pas à votre civilisation. Ne craignez rien Yalta, la Terre est désormais au sein de notre confédération.
– Vous êtes des extraterrestres ! s’exclame-t-il. C’est... c’est... c’est extraordinaire ! s’écrie-t-il avec surprise.
L’émotion a envahi sa voix. Lumlie, qui vient d’entrer dans le central de navigation, m’interroge du regard. D’un signe de la main, je lui indique le fauteuil vacant à mes côtés.
– Depuis quand avez-vous pris contact avec les hommes ? enchaîne Yalta exalté.
Il me sidère en me demandant cela. Tout le monde l’apprend à l’école dès les premières classes.
De plus en plus perplexe, je raconte notre histoire :
– Nous cherchions une porte vers votre univers et le hasard cosmique nous l’a ouverte. Depuis, nous avons installé une mission dans cette galaxie. Nous enseignons notre savoir... seulement vous n’êtes pas encore très stables. Nous vous avons donc octroyé une planète du savoir universel ainsi que ses Gardiens, dont je fais parti.
– Ses gardiens ? Mais contre qui ? Et des enfants... rétorque Yalta d’un ton sarcastique.
Je suis contrarié et répond vivement :
– Nous sommes les Gardiens de l’Univers Kalgéhuns, Yalta. Contre qui ? Contre vous-mêmes. Nous sillonnons les galaxies pour aider les civilisations en difficulté... et nous ne sommes plus des enfants, Yalta. J’ai quinze ans ! Quand j’atteindrai vingt ans, j’entrerai dans la guilde des voyageurs de l’infini ou j’assisterai de plus jeunes Gardiens jusqu’à trente ans. Après je serai libre de vivre où bon me semblera.
– Alecxis, je ne voulais pas te vexer... ajoute Yalta, moqueur.
Lumlie aussi se moque de moi et son rire est enchanteur. J’éclate de rire moi aussi. Nous rions tous ensemble.
Je me suis emballé. Je me trouve idiot d’avoir réagi de cette façon.
– Merci, les enfants, lance Yalta. Je n’avais pas ri depuis des années... Que ça fait du bien. Je me sens revivre...
Je ne vois toujours pas le visage de Yalta, mais je sens qu’il est heureux à cet instant.
– N’y a-t-il vraiment rien d’autre que du sable sur Silicium-Sable, Monsieur Yalta ? demande Lumlie en découvrant la composition de la planète sur un écran de Lysias.
– Non... Du sable, de l’eau et de l’air... A moins... Supposons ! Je dis bien supposons que l’eau ou le sable aient une vie. J’ai bien dit : supposons ! C’est quoi la mort, pour ces éléments... Difficile de se faire une idée sur cette vie là. Vous comprendrez mieux avec cet exemple. Si nous considérons qu’une goutte d’eau peut mourir. Alors pour l’enterrer, je n’aurais plus qu’à arroser mon jardin.
L’entité mentale signale que la question suivante est enregistrée et imite ma voix :
– Où voulez-vous en venir, Yalta ?
– Où je veux en venir ? Si je le savais... Essayez donc d’imaginer que quelqu’un puisse vivre ici où la vie n’existe pas, où elle n’a pas droit d’existence.
Il entrecoupe ses phrases d’un silence oppressé. Nous n’osons pas le couper.
Lumlie murmure de sa voix douce :
– Cela doit être difficile pour vous, Yalta.
– Votre voix et votre visage sont d’une douceur que j’avais oubliée... je vous remercie tous les deux.
Sa voix est émouvante. Lumlie m’écrase la main avec force, elle a ressenti avec son coeur de femme ce qui se passe dans la tête de Yalta. Il est en train de sombrer.
– Yalta ? murmure-t-elle.
– Imaginez... sa voix s’est faite plus dure. S’il n’y a pas de vie... la mort n’existe pas non plus... C’est simple comme raisonnement. Mais là où il n’y a rien, que voulez-vous qu’ils fassent de la vie ou de la mort ? Pour que vous puissiez comprendre. Je vais vous raconter la suite de l’histoire de la planète Sable...
L’entité mentale me signale que les terriens cherchent cet homme dans des archives vieilles de vingt-mille ans avec l’aide de Kram. Je ne veux pas marquer le coup et je respire calmement. Mon cerveau hurle : vingt-mille ans !
Yalta continue son histoire :
– Une anomalie a vu le jour parmi les habitants de Sable quelques années après notre installation. Les femmes n’avaient plus d’enfants ; elles ne donnaient plus la vie. Une maladie ? Etaient-elles devenues stériles ? Non. Elles pouvaient avoir des enfants quand elles quittaient Sable. Alors que se passait-il sur Sable ? On n’en savait rien. L’air, l’eau, le sable, y étaient peut-être pour quelque chose... On n’en savait rien. Toutes les études, recherches et autres, ne parvinrent pas à éradiquer ce phénomène... s’il n’y avait eu que cette première anomalie !
L’entité mentale alerte les Millénaires de notre découverte. De suite, une liaison s’établit avec notre vaisseau. C’est la première fois que j’assiste à une intervention de leur part. Lumlie est inquiète et frissonne. Ce que vient de dire Yalta me noue l’estomac.
– Sur Sable, on pouvait très bien mourir de vieillesse, de maladie ou d’un accident... mais les corps restaient intacts avec un coeur qui battait, un cerveau vide et un corps tout froid. On ne l’a pas découvert de suite. Parce que nous enterrions nos morts. Ce n’est que deux ans plus tard qu’un mort se révéla mort sans l’être. Ce n’est pas facile de se représenter la non-vie... (Un silence)
Yalta cherche ses mots. Il est tendu, tout autant que je suis bouleversé par la date qui est apparu sur nos écrans. Vingt mille ans ! Ce n’est pas possible que Yalta puisse avoir été abandonné, il y a plus de vingt mille ans sur cette planète.
Je l’écoute distraitement, perturbé.
– Au départ, dit-il, on croyait qu’ils n’étaient pas complètement morts. On se trompait. Ils étaient tout simplement des vivants-morts. Oui ! Des vivants sans vie et des morts pas morts, des vivants-morts. Voilà ce qu’avait produit Sable ! Des vivants-morts !
Sa voix résonne dans ma tête. Mon esprit refuse d’imaginer la scène que Yalta vient de nous dépeindre. Quant à l’entité mentale et à Lysias, ils confirment que Yalta dit la vérité.
Les Millénaires écoutent cette histoire qui les gênent. Je le vois sur l’écran qui me retransmet l’image de l’hémicycle situé sur Générova où les vieillards s’éparpillent en tout sens et reviennent les bras chargés de livres, d’écrits anciens, suivis par des myriades de petits robots-porteurs.
Yalta ne s’arrête plus de parler. Ses mots, ses phrases, fusent en un long torrent intarissable.
J’ai peur pour Yalta... Comment a-t-il pu survivre dans ce monde inhumain ? Seul !
– Sur Sable, rien ne vit mais rien ne meurt, c’était le premier pas vers la non-vie. Vous saisissez mieux notre incompréhension face à cette situation inconcevable. Une planète où il n’y avait plus de début, ni de fin, où la vie n’était plus ce qu’elle était. Dément. Illogique ! Irrationnel pour nos esprits simples.
Lysias enregistre la présence de deux vaisseaux stellaires à nos côtés. Leurs codes s’inscrivent sur les écrans. Je n’en crois pas mes yeux. Ce sont eux aussi des Gardiens de l’Univers... oui, mais leurs immatriculations m’indiquent qu’ils sont des Protecteurs ! Ces vaisseaux interviennent très rarement et les armes qu’ils possèdent pourraient détruire un système solaire entier. À bord l’équipage est constitué exclusivement des Géants de l’Olympe, des demi-dieux de notre univers aux pouvoirs mentaux hors du commun. Je dois me contrôler avec beaucoup de force pour ne pas paraître anxieux. Lumlie garde un sang-froid exemplaire.
Yalta nous explique :
– Seulement, l’homme ne comprit pas que cette immortalité ne lui était pas destinée. Alors, on commença à conserver nos morts chez nous, bien vivants ! Seulement, ils n’étaient plus rien que des corps vides de toute essence humaine. Une mode morbide vit le jour sur Sable, tout le monde gardait ses morts à la maison en chair et en os. Jusqu’au jour où un cadavre, bien propre, sans odeur, en pleine forme physique, qui déambulait derrière sa famille, tomba en poussière d’un coup. Pfouf ! Et du jour au lendemain une centaine de morts effacèrent leurs présences de la même façon. Tout rentrait dans l’ordre (il soupire). Dans les semaines qui suivirent, on amena nos morts dans les plaines de sables, en groupe pour qu’ils ne s’ennuient pas (il rit)... enfin pour qu’ils retombent en poussière dans la plus pure tradition humaine. Très loin des villes. Ainsi au lieu d’aller au cimetière, nous allions visiter nos morts dans le désert. Des excursions furent organisées pour aller voir ses parents en attendant qu’ils retournent dans les méandres de l’origine. Et moi ! Je trouvais du travail ! Je suis devenu un Transporteur de vivants-morts. Une fois par semaine, je pilotais ces messieurs et dames vers leurs défunts-vivants au coeur du désert, par la route. Cette satanée route de plusieurs millions de kilomètres qui se coupe et se recoupe tous les cent kilomètres. Où il y a plus de cent mille intersections. Où chaque segment aboutit à un cimetière de vivants-morts. Le pire arriva lorsque les gens demandèrent à ce que l’on enlève de leurs cercueils tous les morts encore vivants. Pendant un mois, tous les cimetières furent vidés de leurs occupants. Personne ne remarqua qu’aucun de ceux là ne s’étaient transformés en poussière. Et j’avais de plus en plus de travail, de plus en plus loin. Je n’ai appris que plus tard le pourquoi de cette route labyrinthe. Les robots qui construisirent le premier tronçon de route ont eu une malfonction, et sans directives bien définies, créèrent la Route ! Il était trop tard lorsqu’on s’en aperçut. C’est grâce au pilote de liaison d’un vol interstellaire qui survola la planète, suite à une faute de pilotage que nous découvrîmes la Route. Son commentaire et ses photos nous étourdirent. Les robots avaient créé un labyrinthe de route qui couvrait la majeure partie de la planète. Et ils avaient déplacé les vivants-morts un peu partout. Seulement, cette planète est gigantesque : environ cent neuf fois la taille de la Terre, soit quarante mille kilomètres multipliés par cent-neuf donc environ quatre millions de kilomètres de circonférence.
L’entité mentale confirme que la planète atteint le pré-gigantisme par un diamètre de quatre-million-huit-cent-quatre-vingt-treize-mille-soixante-seize kilomètres.
Les Millénaires sont réunis au complet pour la première fois depuis sept cent ans au coeur de l’hémicycle de Générova. En son centre, des milliers de minuscules robots plumes parcourent les cartes de l’Univers, les atlas gigantesques, les registres des Gardiens de l’Univers et une infinité de volumes.
Mes yeux retournent sur le panoramique. Yalta est toujours là. Le masque facial de son armure copie les expressions de son visage. Il fronce les sourcils. Maintenant, je le regarde différemment. Avec admiration peut-être.
Il ajoute :
– Où étaient passés nos morts ? Facile ! Les robots avaient établi des cartes. Crénom ! Facile sur le papier, autrement plus difficile sur la route, à bord d’un quatre cent tonnes atmosphérique de voyage.
J’entends son souffle.
– S’il n’y avait eu que ce petit problème de labyrinthe routier ! On aurait continué à vivre sur cette planète. Jusqu’au jour où l’on ne retrouva plus aucun vivant-mort. Plus rien ! Etaient-ils tous tombés en poussière en même temps ?
Lumlie me fait signe qu’un Millénaire a trouvé quelque chose. Je regarde sur l’écran et je le vois se précipiter vers un robot plume qui lui apporte un volume. Tous les Millénaires attendent en silence. Dès que celui-ci aura pris connaissance du contenu manuscrit, ils l’apprendront au même moment.
Yalta continue de raconter son histoire :
– Quelques jours après cette découverte, les vents ont commencé à souffler. Ils balayèrent un matin nos rues et la route. C’est qu’en deux ans, les villes avaient poussé un peu partout sur la planète, comme des mauvaises herbes. En grande partie pour les vivants-morts. Mon dernier registre comptait sur ses pages environ deux cents emplacements, de cent à cent cinquante vivants-morts. Puis les vents soufflèrent plus fort et soulevèrent le sable du sol. Une bourrasque de sable est aussi abrasive qu’une râpe à fromage sur Sable. Les immeubles commencèrent à se polir, du plus bel effet pour l’oeil mais moins pour leurs habitants. Des façades commencèrent à s’effondrer. Toutes les cultures que nous avions importées de la Terre périrent sous les tempêtes de sable. Il s’infiltrait partout, par n’importe quel petit trou. Et nos villes étaient bâties sur du sable. Il a vaincu les plus têtus. Il a tout avalé, tout transformé. La vie s’effaçait à nouveau de cette planète. Les gens quittèrent Sable avec les convois stellaires soit vers des planètes plus accueillantes, soit vers la Terre. On oublia les vivants-morts. Les vents de sable rasèrent les abords des villes en quelques semaines. Tout retournait en poussière de sable. Pourquoi je ne suis pas parti ? Je n’en sais vraiment trop rien. J’aime peut-être cette planète à ma façon. Et maintenant, je suis là, seul... sur Sable avec les robots d’entretien de la route. Pas tout seul malheureusement. Je suis poursuivi par les ombres des vivants-morts. Ils sont le vent et le sable. Ils sont dans les vents. Portés par lui, ils me poursuivent pour que je me joigne à eux... Que me reste-t-il aujourd’hui ? La vie ! C’est ça qu’ils veulent. J’ai été trop proche d’eux et ils veulent ma vie. En vie à jamais. Je ne veux pas de cette immortalité ! Voilà pourquoi je continue à courir la route à bord de mon transport-solaire sans jamais m’arrêter. Je devrais être mort, je suppose. Oui, bel et bien mort, depuis le temps ! Mon horloge temporelle est arrêtée, il y a longtemps maintenant. Je l’ai arrêtée. Parce que sur Sable, rien ne meurt. Tout est perpétuel. Quel paradoxe... Je ne sais plus d’ailleurs si je suis vivant ou mort... Quelle différence... je n’ai pas le choix. La planète vous garde en vie à jamais. Je ne me laisserai pas rattraper par les vivants-morts. Jamais... Je ne veux pas hanter toute ma mort sur cette maudite route... Ha, ha, ha... J’ai l’éternité de la mort qui s’ouvre devant moi. Ma vie c’est la mort !
Je reste figé sur mon siège et contemple l’image de Yalta avec effroi.
– Non ! gémit Lumlie.
Les Millénaires donnent l’ordre à Lysias de couper la communication avec la planète. Et Arkaël, le plus ancien d’entre eux, s’adresse à nous :
– Alecxis, Lumlie... Vous êtes en présence de ce qui n’existe pas... (il semble réfléchir à ce qu’il va dire). La Terre nous a donné la fiche d’identification de Yalta Darrican. Cet homme a aujourd’hui, vingt-huit mille cent un ans. Nous devons l’aider. Seulement cette mission est dangereuse au plus haut point pour vos vies... La Terre a caché l’existence de Silicium durant toutes ces années et le secret a disparu dans les méandres du temps. Ils oublièrent cette planète qui exporta la non-vie durant quelques années sur d’autres systèmes. La Terre élimina à cette époque tous les colons de Silicium et ramenèrent leurs corps sur la planète... Tous ceux qui approchent la non-vie sont contaminés à jamais.
Dans les yeux d’Arkaël passe un éclair. Il prend un ton plus ferme :
– Les télépathes de Psyclides nous ont dévoilé une chose. Ce qui n’existe pas au sein de cette planète conserve Yalta Darrican pour que survive la non-vie par son contraire. Yalta est bien vivant. Ils ne le laisseront jamais mourir. Vous devez livrer Yalta aux protecteurs.
Ma bouche est sèche comme du bois. Lumlie essuie les larmes qui ont coulé sur ses joues. Je passe une main sur son visage. Elle la garde serrée sur sa joue.
– Alecxis, Lumlie... murmure d’une voix douce Arkaël. Il est temps pour lui de partir vers un ailleurs de vie.
– Non ! dis-je avec autorité. Parce qu’il est le plus ancien Gardien de l’Univers. Je le ramènerai ici avec nous. Et... je citerai la préface du Gardien inconnu : Que nul ne ferme les yeux face au contraire de ce qui existe.
Arkaël me fixe avec curiosité. Les Millénaires s’agitent derrière lui.
Je perçois une onde d’approbation de la part des Protecteurs qui approuvent ma pensée. Ils apprécient ma décision. Il leur en coûte beaucoup de clore une vie qui n’a pas trouvé son chemin dans la paix.
– J’irai le chercher seul ! clame Alecxis.
– Non... Moi aussi j’irai, déclare Lumlie à mes côtés.
Ses cheveux sont électriques et des auréoles d’énergie l’enveloppent en harmonie.
Une voix unique se fait entendre provenant du vaisseau tout entier :
– Tous ensemble...
Arkaël fait une grimace et ses rides s’estompent.
– Nous serons avec vous mes enfants...
Les trois vaisseaux stellaires s’effacent de l’espace... et abordent la planète.
– Yalta ! appelle Lumlie.
– ...
Un bourdonnement nous répond.
– Yalta, nous venons vous chercher.
Lumlie est émue et sa voix la trahit :
– Yalta répondez-nous, je vous en prie.
Un clac sonore retentit.
– Les enfants, n’approchez pas de cette planète maudite. Alecxis, Lumlie, je vous interdis d’approcher.
Lumlie sourit aux anges.
– Yalta ! Nous sommes juste au-dessus de vous.
Sur l’écran, je vois le visage rouge et or s’avancer vers le pare-brise. Il scrute le ciel.
– C’est vous là-haut ! Ce vaisseau gigantesque ! On dirait... on dirait un tronc d’arbre... Oh ! Oh ! Ils ont senti votre présence. Ils se réveillent. Les vents se lèvent.
– On arrive, Yalta ! hurle Kram dans le siège de copilote.
– Un filin ! Lancez un filin et élevez-moi au-dessus de la stratosphère. Il ne faut pas qu’un seul grain de sable s’accroche et quitte la planète.
– Un train d’onde magnétique pourra faire l’affaire ?
Dans le son de ma voix transparaît un brin d’inquiétude et Yalta rétorque :
– Si c’est votre filin à vous, ça colle ! Je bloque les manettes de mon engin. Je sors par la trappe du haut. Vous la voyez ?
– Oui, je la vois... Elle est ouverte ! Dès que tu sors on t’attrape, dis-je avec émotion en tutoyant Yalta. Lumlie est la meilleure au grappin magnétique.
Lumlie ajoute d’une voix tendue :
– La montée risque d’être rude. Quand tu seras happé, inspire un grand coup et souffle tout du long.
– Bien, mademoiselle Lumlie ! A vos ordres, ajoute-t-il avec humour. J’ouvre la trappe interne... dit-il joyeux... (un temps) Elle reste coincée ! sa voix trahit sa nervosité. Le sable.
– Couchez-vous au fond de votre véhicule, Yalta ! gronde soudain la voix d’un Protecteur.
Sur l’écran, Yalta recule vivement.
Un jet frappeur éjecte en force la trappe qui vole dans les airs et s’écrase dans le désert. Elle disparaît aussitôt, avalé par le sable !
Les mains de Yalta s’agrippent sur les rebords. Lumlie enclenche son grappin. La tête de Yalta émerge à l’air libre. Lumlie libère le rayon tracteur qui, en quelques secondes, devrait attraper Yalta.
L’armure rouge et or apparaît presque entièrement à l’extérieur. Le rayon va le happer.
Une bourrasque de sable se lève à cet instant.
Les canons frappeurs des Protecteurs éloignent et disloquent la bourrasque. Yalta est sur le toit du transporteur atmosphérique.
Mes yeux enregistrent le cahot qui bouscule l’engin.
Yalta perd l’équilibre. Lumlie dévie le rayon.
L’armure rouge et or glisse dans le vide. Un jet frappeur explose sur le sol. L’onde de choc propulse Yalta dans les airs. Lumlie manie les commandes mentales à la perfection et le grappin enserre Yalta, qui monte vers nous à grande vitesse.
Un cri de joie résonne sur les ondes.
Le véhicule atmosphérique sans pilote percute une glissière de sécurité. Le métal fusionne avec le métal. Il s’immobilise à jamais. Les turbines solaires se taisent.
Kram m’annonce sur les ondes :
– Yalta est à bord du vaisseau.
Lysias nous informe qu’il est vivant et déclare :
– Nous quittons ce système en vol espace, pour éviter à Yalta la transition espace-temps. Les Protecteurs resteront quelques jours autour du système Ashstar. Ils installeront des balises et des sondes de protection. Ce système sera désormais interdit à toute intrusion.
Nous sommes tous réunis sous la grande coupole translucide. Plus de cinq cents Gardiens de l’Univers. Au dessus de nos têtes, dans l’espace, les étoiles scintillent, les nuages stellaires rougissent.
Yalta est au centre. Debout, dans son armure rouge et or. Il est grand. Près d’un mètre quatre-vingt dix. Nous savons qu’il ne fait plus qu’un avec elle, pour l’instant.
J’avance le premier vers lui. Lumlie me prend la main et m’accompagne. Nous ne pouvons rien dire, tant notre émotion est forte. Je regarde Yalta dans les yeux. Lumlie retient ses larmes à grand peine.
Nous sommes tout près de lui et Yalta nous enserre dans ses bras.
– Ah ! Les enfants... mes enfants... que c’est bon d’être avec vous.
Tout le monde s’est approché de nous. Des mains se posent sur Yalta, le caressent. Nos gestes parlent pour nous.
Kram me secoue l’épaule :
– Alors, tu lui dis la nouvelle ! Allez !
Yalta nous libère avec regret. Mais Lumlie et moi gardons une de ses mains dans les nôtres. Il nous sourit. Il s’assied à terre en croisant les jambes. Tout le monde l’imite et tente de s’approcher plus près de lui. Il tourne la tête en tout sens. Ses yeux s’arrêtent sur les deux géants qui pénètrent dans la rotonde. Leur taille est impressionnante, près de quatre mètres. Leurs combinaisons bionoïdes a de quoi surprendre aussi : un exosquelette qui leur soutient l’ossature sous notre pesanteur.
Je le rassure sur la présence des Olympiens :
– Ils sont les Protecteurs. Sans leur aide, nous n’aurions pas réussi à te sauver.
Yalta les regardent en souriant. Il cligne des paupières plusieurs fois.
– Je suis é... ému... Je n’arrive pas à parler tant je suis heureux d’être là... Merci à vous... Merci... merci. Arriverai-je un jour à vous remercier comme il se doit. Vous m’avez redonné la vie. Redonné le droit de vivre.
Sa voix se fait murmure. Il baisse les yeux vers le sol, perdu.
Codk, un protecteur, approche de nous. Il porte un petit coffret à la main.
– Yalta Darrican ! Le conseil des Millénaires, ainsi que les Gardiens de l’Univers, désire...
Avant même qu’il ne finisse sa phrase, Loralie, d’un bond gracieux, lui dérobe par surprise la petite boîte et lance :
– C’est à Alecxis de lui dire...
Trand, son second, du haut de ses quatre mètres se moque de son ami. Codk grimace une mimique colérique et tous deux éclatent de rire.
– D’accord, Loralie... déclare Codk avec un grand sourire, c’est à Alecxis de lui apprendre la nouvelle. Alors apporte-lui le coffret. Allez, va !
Yalta a relevé la tête et nous examine avec curiosité.
Lumlie lui offre son plus beau sourire, qui me fait chaud au coeur. Son petit poing vole vers ma poitrine. Elle a vu mon clin d’oeil à Yalta.
– Que dois-tu me dire ? me demande Yalta légèrement inquiet, un sourire triste aux lèvres.
Je me gratte la gorge.
– ... sans le savoir tu étais le plus ancien Gardien de l’Univers. Aujourd’hui, nous t’en remettons les insignes.
J’ouvre le coffret et une poussière scintillante s’envole. Elle s’agite dans l’air. Elle virevolte autour de Yalta.
Il ne sait comment réagir.
Lumlie lui explique :
– Tu penses à l’insigne que tu désires et il se dessinera de lui-même sur ton armure. Après, tu fais comme tu veux. Regarde !
Elle se lève. Elle garde la main de Yalta dans la sienne. Autour d’elle, des poussières de lumière commencent une sarabande effrénée. En un instant, l’emblème se forme à hauteur du coeur de Lumlie, sur son habit. Il danse sans arrêt, figure sur figure.
– Celui-là c’est le mien, dit-elle, il représente la nébuleuse du « Trifide ». Il suffit de l’imaginer. C’est facile.
Yalta est hypnotisé par les dessins mouvants. Il tourne son visage vers moi, vers nous tous... Il détaille chacun de nous avec minutie. Tout le monde se prête au jeu, se lève, montre son plus beau profil, sa plus belle grimace.
Codk et Trand se sont assis à leur tour pour comprendre le manège de Yalta.
Yalta me fixe et me dit :
– Je t’ai vu en premier...
En quelques secondes, les volutes forme mon visage. Ensuite vient celui de Kram, qui est fier comme un coq, puis celui de Lumlie apparaît. Il lui caresse les cheveux avec douceur.
Je suis heureux.
– Je n’oublierai personne. Chaque jour, il y aura le visage de mes enfants. Voilà ce que sera mon insigne. Voulez bien être mes enfants ?
Un « Oui » unanime jaillit de nos bouches.
Trand se gratte la gorge parce qu’il a répondu lui-aussi. Codk se moque à son tour de son ami.
– Mais, oui... Vous aussi...
Nous rions aux éclats.
Jack Sigurson, sur une route...