J’ai les yeux ouverts depuis cinq minutes et je sens que je vais devenir fou.
Je suis couché sur le dos, avec la sale impression de ne plus avoir de mains, de jambes, de corps ni de tête ! Haaaaaaaaa ! Et le pire c'est que je ne peux même pas hurler. Ma bouche reste inerte, autant que mes cordes vocales. Paralysie totale ? Cette pensée achève mon optimisme général et file l’angoisse de leur vie à mes artères.
Restons calme ! Analysons la situation...
Hey ! Je sens mes yeux, mes globes oculaires... oui ! Le hic, c’est qu’ils sont immobiles eux aussi. Je ne souhaite à personne de se réveiller comme moi avec cette sensation de rien... c’est atroce ! Je vous jure que c’est dur.
J’essaie à présent de remuer les muscles de mon visage. C’est simple comme gymnastique ! Une paupière ! Il n’y a pas plus idiot que de lever et baisser une paupière. Là, que dalle, rien ne bouge. Je souffle... J’ai l’impression de souffler. Je n’ai pas senti ma cage thoracique se soulever au rythme de ma respiration. Je me concentre sur mes narines et tente de renifler... Rien... Non, rien non plus ! Je vais devenir dingue ! Que m’arrive-t-il ? Au secours ! Je voudrais hurler, seulement pas un son ne sort de mes lèvres. Mais peut-être que je suis sourd en plus. Écoutons ! Haaaaaaaaaaa ! Pas un bruit !
Combien de temps s’est écoulé depuis mon réveil ? Cinq minutes... Calmons-nous... ce n’est rien dans une vie, cinq minutes. Sauf quand on est dans mon état ! Soudain, j’ai la nette impression de ressentir mes sourcils et mon front ! OUI ! Ils sont là, ce sont les miens ! Youpi ! D’un coup, la pression qui me tenaillait retombe franchement... ouf ! Le bien-être qui m’envahit est salutaire, et me permet d’espérer à nouveau...
Je vais continuer mes exercices... pour l’instant mon corps ignore superbement mes sollicitations. Ne nous énervons pas, cela ne sert à rien... Je suis certain que tout va revenir petit à petit ! Si je le pouvais, je siffloterais de joie... Mais bon, chaque chose en son temps.
À la périphérie de ma vision, puisque je ne peux pas tourner la tête, je distingue un goutte à goutte suspendu sur ma droite. Je pense ne pas me tromper en m’imaginant cloué sur un lit d’hôpital. Et j’en viens à cette conclusion navrante que je suis malade. Une idée dingue me traverse l’esprit : j’ai été capturé par des fous qui ont prélevé mon corps. Et ils m’ont transformé en ectoplasme. Héhéhé ! Je soupçonne, grâce à cet objet rituel du milieu hospitalier, la présence de mon corps. Bon, même si je suis en miettes, tout va beaucoup mieux dans ma tête. Le maelström psychoanaleptique s’en va voir ailleurs si j’y suis. Je respire mieux... enfin, il me semble.
Jusque là ça va. Ça pourrait même aller super bien, si seulement, je savais mon NOM ! Encore, s’il n’y avait que ça ! Mais non ! Je suis totalement amnésique en plus. Je ne me souviens de rien. J’ai beau chercher dans ma cervelle un petit souvenir de quelque chose, rien. Je me pose quelques questions sensibles pour tenter de déclencher mes neurones :
Suis-je moi ? Je n’en suis pas sûr.
J’ai un an ! Je ne sais pas. Alors quatre-vingt-dix ? Mon cerveau ne répond pas. Il reste muet de saisissement.
J’étais, avant mon réveil, aussi intelligent qu’une serpillière ou quoi ? Mon encéphale droit exulte. Cette question n’est pas dénuée de sens.
Suis-je Mongolito 1er ? À cette question, tous mes neurones disparaissent, mettent les voiles aux Seychelles ! Bref, mon cerveau refuse de répondre.
Bon, je vais attendre la visite d’un toubib qui se fera une joie de tout me raconter, comme me le propose une pensée claire et saine. Une chance que je puisse penser avec cohérence !
Hey ! Je sais compter ! Deux et deux font quatre. Je jubile.
Pour l’instant, je voudrais seulement savoir : qui je suis ? J’ai la certitude d’être un homme, mais à part ça, pas grand chose d’autre.
Je n’ai vraiment aucun souvenir qui me revienne en mémoire. Pas de visages, pas de lieux, pas d’images d’enfance, pas d’amis...
Mon cerveau est le seul organe qui fonctionne correctement depuis mon réveil. C’est déjà pas si mal.
Qu’est ce qu’ils m’ont fait ou qu’est-ce qui m’est arrivé ? Un accident ? Une maladie ?
Il n’y a pas une infirmière ou un toubib qui aurait la bonne idée de venir me voir par hasard, pour me faire un brin de causette ! Et leur dire quoi puisque je ne peux pas parler. Mince ! Ils verraient peut-être que j’ai ouvert les yeux et s’empresseraient de me dire que je vais bien. Oui, oui ! Alors qu’est-ce qu’ils foutent ! OH ! Je suis réveillé ! Un patient dans mon état doit être surveillé à chaque seconde ! Je vais porter plainte ! Un ! Deux ! Trois ! ALORS ! Que quelqu’un vienne me voir ! Oui ou merde !
En attendant, je vais devenir dingue à mater cette saloperie de plafond blanc que mes yeux ne quittent plus.
Bon, comme je ne commande plus mon corps, je vais retourner au fin fond de mes neurones et refaire le film de ma vie. Rapide le film ! Je suis né en matant un plafond blanc ! Je vais finir dans un asile ! Aïe ! Peut-être que j’y suis déjà. Ou alors, je suis le bébé le plus intelligent du monde ! Nom de Dieu, c’est ça la réincarnation ? Au-secours !
J’entends des voix et des pas sur le dallage. Hey ! Mes oreilles fonctionnent ! Je peux donc saisir tout ce qui se passe dans mon entourage. C’est fou ce qu’un petit rien parfois peut vous rendre heureux.
Haaaa ! Le visage qui se penche vers moi est celui d’une femme. Elle m’a flanqué la frousse celle-là ! Elle aurait pu me prévenir de son arrivée. C’est une infirmière !
Néanmoins, elle me fixe bizarrement et parle à quelqu’un qui est absent de mon champ de vision.
– Seigneur Docteur, venez voir ce patient, sans vous donner d’ordre, Seigneur Docteur. Il a les yeux ouverts !
Quoi ! Holà, comment l’a-t-elle appelé l’autre toubib : Seigneur Docteur ? Mais où suis-je tombé ? Quel est cet hôpital où les infirmières appellent les toubibs des Seigneurs Docteurs ?
– Que racontez-vous ? crache le toubib avec un ton qui en dit long sur sa crétinerie, il la prend vraiment pour une tarée de pure souche.
Il a une vraie voix de petit cheftaillon. HEY ! Je ne veux pas qu’il me touche ce cafard en blouse blanche.
Je hurle dans ma tête : "Laissez-moi sortir d’ici !"
L’infirmière au doux visage s’éloigne et un vieux la remplace. Son col de blouse est de couleur noire ! Ni une, ni deux, bon dieu, je ne suis pas dans un hôpital mais dans une morgue, à voir sa tronche.
– Humm... grimace le vieux à tronche et à voix de con.
Sa main me baisse les paupières et vlan, je suis dans le noir. Hey ! Je crie depuis le fin fond de mon cerveau pour lui signifier que je suis vivant. J’entends le vieux à la peau de serpillière desséchée au soleil dire abruptement :
– Voilà, ce n’est rien, infirmière de classe inférieure F.
Il a appuyé la dernière lettre, la crachant presque avec virulence. Il se rengorge. Il doit se branler tous les soirs en y pensant, ce vieux croûton. Ha ! Si j’étais debout, je lui en collerais une juste pour le plaisir.
Il doit penser que je suis mort, alors que c’est tout le contraire. Mes pensées s’effondrent d’un coup et je souhaite mourir vite maintenant.
De la lumière ! De la lumière !
J’exulte quand mes paupières se soulèvent de nouveau sous les yeux colériques du vieux.
– Que lui avez-vous fait infirmière de classe inférieure F ? dégueule-t-il.
– Seigneur docteur, je ne faisais que mon tour de garde dans le dortoir de réveil. Je viens de prévenir Seigneur S-Docteur de l’état de ce dormeur.
Il marmonne de rage, alors que je chante des chansons paillardes à son intention.
Pour l’instant je ne comprends pas grand chose à l’histoire. Un, qu’est ce que je fiche dans un dortoir de réveil ? Si j’omets qu’ils sont tous des Seigneurs Docteurs dans un hôpital pour dormeurs... deux, je viens de subir une opération ou un truc de ce genre... Trois, je me suis réveillé avant les autres et je n’aurais pas dû. Alors un plus deux égale mon état, a inquiété cette gentille infirmière. Mais cela a énervé Seigneur docteur, qui veut toujours avoir raison.
Bon, En admettant que Seigneur S-docteur soit plus intelligent que vieux débris de Seigneur Docteur qui n’aime que les petits garçons (Il faudra que je vienne lui casser quelques dents pour le punir. Je déteste les vieux homos. Ils sont vraiment trop dégueulasses), le Seigneur S-docteur va comprendre et comme d’habitude se gargariser face à son collègue de ses connaissances et lui expliquer ceci et cela sur mon état. Hé ! Hé ! Et moi, je vais tout entendre et apprendre des tas de choses sur moi.
Ah ! L’avenir se présente mieux.
"Arrête de me toucher, vieille saloperie !", parviens-je à grogner mentalement alors que Vieux croûton s’obstine à me fermer les paupières avec force. Mais il va me crever les yeux à la fin, ce Seigneur Docteur de malheur !
Ouf, il arrête. Son visage est tout crispé, maintenant. Il porte les mains à ses tempes. Et voilà qu’il hurle à la mort en grimaçant. Je ne suis pas loin de le trouver beau dans la douleur. Ouais, mais qu’il me lâche ! Il s’accroche à moi en se collant près de mon oreille gauche. J’ai le tympan qui va rendre l’âme. Son visage de tordu disparaît de mon champ de vision, et tout d’un coup le silence.
Le bruit de sa chute sur le dallage me ragaillardit. Youpi ! Je peux applaudir ?
Une voix aux intonations dures et sévères s’élève dans la salle :
– Que se passe-t-il, infirmière de classe supérieure E ?
– Ô Merci ! Merci Monseigneur. Je vous remercie Excellence !
Je comprends tout de suite qu’elle vient d’avoir de l’avancement et que Vieux croûton, lui, vient de descendre d’une dizaine d’échelons. Tant mieux. On va être copains, sa S-seigneurie et moi-même.
– Monseigneur S-Docteur, ce dormeur a les paupières ouvertes et Seigneur Docteur Drannoc essayait de le dissimuler à votre splendeur.
– Intéressant... où est le dormeur ?
Alors, comme ça je suis intéressant. Je ne sais pas ce qu’elle fait mais ce que je vois apparaître au-dessus de ma pauvre personne pétrifie le reste de mes neurones. Et quand j’entends les pieds de ce monstre écraser l’autre vieux schnock sur le dallage, je sens néanmoins une vague de dégoût déferler en moi. Je vais tourner de l’oeil si ça continue comme ça. Où suis-je ? Au musée des horreurs !
« Maman, au-secours ! »
– Qu’un agent de nettoyage vienne chercher Drannoc, de classe inférieure W (le son de sa voix en dit long au sujet de l’autre rognure) et le jette à la rue par une des fenêtres (Cool ! enfin, il avait qu’à être moins nul). Le décret suivant lui sera applicable, notez : "personne ne devra soigner cet individu de classe inférieure W sous peine de descendre de cent classes inférieures".
Lui, au moins, quand il prend une décision, elle est radicale. Faudra que je devienne copain avec ma seigneurie de S-Docteur...
Haaaa ! J’ai failli avoir une crise cardiaque !
Au-dessus de moi, le visage d’une momie de quinze mille ans baignant dans du formol (ou de l’urine, c’est de la même couleur) à l’intérieur d’un bocal me dévisage. On dirait un casque de scaphandre d’un futur lointain à mes neurones.
Des pensées les plus délirantes jaillissent en myriades grises et purulentes de mon imagination délirante à cette minute.
Suis-je resté dans le coma durant des décennies ?
Ou ai-je en face de moi un extraterrestre de la constellation la plus proche ? Arrrghhhhh ! Qu’ils restent chez eux ! Ils sont à vomir, alors que mon infirmière est une créature jolie approchant du canon de la perfection. Niveau visage. Je tremble de découvrir son corps ridé et flétri enveloppé dans une poche de liquide amniotique.
– Infirmière de classe supérieure E, vous allez emmener ce dormeur chez nos maîtres O-Seigneur S-Docteur, dit-il avec diligence et d’une voix douce comme si les autres pouvaient l’entendre prononcer ces mots.
– Oui, Monseigneur...
Elle a peur ! Son intonation ne me trompe pas, elle doit flipper comme une damnée. Mais de quoi bon dieu ?
Oh ! Oh ! Je veux savoir pourquoi je dois aller rendre visite à des docteurs avec des "o" et des "s" dans tous les sens.
La momie de Toutankhamon s’efface et le plafond revient hanter mes jours.
Le plafond bouge !
Que se passe-t-il ? Je ne veux pas qu’on me balance par la fenêtre !
Ouf ! Ce n’est que mon lit qui se déplace. Fichtre ! Je commence à perdre les pédales et à en avoir marre que personne ne daigne m’adresser la parole. Tu vas voir, quand les Ô-docteurs S-Seigneurs de M-mon pied au derrière seront en face de moi d’ici quelques minutes, je vais leur dire ce que j’en pense.
Et Ô joie, comble du bonheur, je peux déplacer mes yeux ! Et je vois mon adorable infirmière assise, sur ma gauche, dans un fauteuil arrimé au lit. Elle manipule un truc dans ses mains. C’est une télécommande et elle fait avancer le plumard grâce à un boîtier et une tige très courte. Je la découvre mieux et Ô merveille ! Elle ne distille pas ses charmes dans un sac à condensation pour aliments surgelés. Sa tunique est presque transparente. Des idées grivoises aussitôt s’emparent du reste de mes pensées... héhéhéhé !
Bien fait pour l’autre vieux croûton de S-docteur, qu’on le balance du dernier étage ! Cette image me réchauffe l’esprit.
Elle passe une main dans mes cheveux avec tendresse. Je sens qu’elle me caresse la joue. Ouah ! C’est divin !
Je suis heureux qu’elle ait eu de l’avancement grâce à mes paupières. Comme quoi, parfois il suffit d’un petit détail pour faire basculer quelques événements vers de meilleurs horizons.
J’espère revoir mon infirmière après un prompt rétablissement et lui prouver toute ma reconnaissance.
Notre voyage ne dure pas bien longtemps. Elle arrête mon lit au milieu d’un couloir. Son regard me fait chaud au coeur ainsi que son magnifique sourire.
– À bientôt, murmure-t-elle avec tendresse.
Une voix glaciale remplace la sienne et me hérisse les poils :
– Nous le prenons en charge. Reculez où nous vous jetons dehors !
Comment il parle à mon infirmière celui-là !
Je vais le fracasser en mille morceaux le gars qui vient de lui parler ! L’éparpiller ! L’exploser à coup de tatanes dans sa tronche de rat crevé !
Et voilà qu’elle hurle de terreur. J’en frissonne d’horreur. Et je ne vois rien ! Que se passe-t-il ?
Je veux me barrer d’ici au plus vite ! Je dois absolument me redresser pour voir et Ô miracle, je me redresse d’un coup. Ahuri ! Je n’ose plus faire un mouvement au cas où je retomberais.
Et mes yeux tombent alors sur un tas de débris humains. La combinaison rouge qui contenait le gars a complètement explosée avec lui, au milieu du couloir. Que lui est-il arrivé ? En tout cas, mon voeu a été exaucé. Mais qui l’a fait ? Nooooonnnn ? Moi ! Faut pas rêver !
Je pose la main sur le bras de mon infirmière adorée et elle se calme. Elle me sourit tristement.
Une sirène lointaine couine quelques notes de musiques.
– Ils vont venir, tremble-t-elle.
– Tu n’as rien à craindre...
Hey ! Je viens de parler à voix haute ! J’euphorise carrément sous son regard admiratif. Quel bonheur ! Je suis entièrement guéri. J’en suis certain.
Mais elle reste là, pétrifiée, à me détailler.
Un sourire doit me découper le visage d’une oreille à l’autre. Mes yeux la dévorent, lui parcourent le corps... c’est du désir à l’état pur... je me reprends et propose une feinte à mes pensées hautement érotiques, dépassant les X les plus osés. Oh ! On se calme...
Avant d’aller plus loin je voudrais bien savoir comment je m’appelle. Cette question toute simple me tarabuste quand même.
– Savez-vous qui suis-je ?
– Je ne sais pas, prononce-t-elle avec effroi. On vous a réincarné ce matin seulement.
Je ne suis pas sûr d’avoir tout bien compris. Ses mots ont essayé d’approcher mes tympans et mes défenses mentales sont entrées en action : pas de quartier, sus aux neurones ! Aucun survivant !
– Pardon ?
Mon cerveau va exploser.
– Réincarquoi ?
Je vais disjoncter force dix.
– On a retrouvé vos ossements hier...
Mes ossements ! Arrgghhhhhhh ! Je n’ose même pas penser que j’étais encore mort il y a deux jours.
– Ils vont venir vous chercher et vous donner une nouvelle vie ! Vous ne deviez pas vous réveiller. Vous êtes le premier réincarné à le faire.
Deux hommes en tenue jaune font leur apparition au bout du couloir et avancent tranquillement vers nous. Ils ont des armes à la main. Des militaires ? Des agents de la force seigneuriale ?
– Eloignez-vous de lui, inférieure !
Je me tourne vers celui qui vient de parler :
– Non, elle reste avec moi !
Ma voix a claqué comme un coup de fouet. L’autre est surpris et son doigt presse la détente. Mais c’est qu’il me vise ! Ma pensée est cent mille fois plus rapide que lui. Je le veux réduit en bouillie.
Plof ! Le premier gars en jaune n’est plus qu’un magma rouge, qui termine sa course à la vitesse d’une cagouille énervée. Le second militaire en combinaison jaune ouvre la bouche au ralenti et presse la détente de son arme. Je le statufie sur place. Un cliquetis résonne et de la poussière inoffensive s’échappe du canon de son arme.
Nom de dieu, je commande les choses avec mon cerveau ! Ils m’ont réincarné avec des pouvoirs psychiques, ces idiots !
Je veux que le survivant en jaune soit collé au plafond. D’emblée, il décolle !
Mon sourire est dévastateur.
– Très intéressant ! Oui, je suis un cas très intéressant. Tu vois, tu n’as rien à craindre avec moi. Comment t’appelles-tu ?
Elle me fixe, perdue. Tout va trop vite.
– Infirmière de classe supérieure E.
Je reste sur le cul. Et petit à petit, mon cerveau recueille des infos par-ci par-là dans mes neurones reconstitués. J’ai lu à une époque de la science-fiction.
– Tu n’es pas humaine ?
Ma voix est sereine. Dans ma tête règne un chaos des plus joyeux.
– Je suis une machine humaine, les hommes n’existent plus.
Vlan ! Allez prend toi ça dans les dents. Je vais défaillir. J’aspire une goulée d’air qui étoufferait les poissons dans les océans. Et de suite, j’enchaîne :
– En quelle année sommes-nous ?
– Pour un homme, en 42 996 après le bouleversement du système.
Je tombe dans un puits sans fond de 43 000 années... Heu... même carrément pire. Disons que pour le moment, je ne prends pas réellement conscience de mon état et du monde où je suis. Je dis donc le seul mot adapté à la situation :
– Incroyable !
Je suis d’une bonne humeur stupéfiante. Je vire dingue peut-être ? Pourtant, je ne pique pas de crise paranoïaque, ni schizophrénique. Je ne me jette pas contre les murs en rigolant et en racontant que ma mère était une jument et mon père un escargot. Ca me paraît effectivement difficile !
Si j’analyse en quelques mots ce que je viens d’apprendre : Un, je suis revenu à la vie très, très, très longtemps après mon époque. S’ils sont capables, à partir de mes ossements, de me réincarner, ils doivent posséder une technologie ou une science démente. Plutôt démente. Alors restons calme. Facile à dire. Deux, j’ai acquis des pouvoirs qui ne me déplaisent pas. Ma salive reste bloquée dans ma gorge toute dure à cette seconde. Si les Seigneurs double "S" et "O" les possèdent eux aussi, je devrais peut-être les rencontrer avant qu’ils s’énervent.
Néanmoins, une question me taraude l’occiput gauche :
– Pourquoi, la réincarnation ?
L’autre garde en jaune commande :
– Tais-toi, inférieure !
– OH ! C’est moi qui commande ici ! Tu te tais, point ! dis-je au garde en jaune collé au plafond.
Sa bouche remue en tous sens. Je tends l’oreille et pas un son n’en sort.
– Voilà, très bien ! Tu vois, si tu continues à te taire, je te laisse vivre.
Il hoche la tête. Ses yeux me fixent avec un je ne sais quoi d’hallucinant.
Je me tourne vers ma charmante infirmière :
– Réponds maintenant. Tu n’as plus rien à craindre. Pourquoi la réincarnation ? Et tu t’appelleras Julie dorénavant, OK ?
– Oui. Maître.
À peine dit-elle ces mots qu’elle disjoncte. Véritablement !
De la fumée s’échappe de son oreille.
Seulement, je n’ai pas envie qu’elle explose à côté de moi. Et qui plus est, elle !
– Heu... reviens à la vie.
Je ne crois pas vraiment pouvoir empêcher son autodestruction. Et pourtant, elle cligne des yeux un instant. Son sourire enchanteur lui redessine ses si jolies lèvres. J’ai une envie diabolique de l’embrasser. Et je le fais ! Je n’aurais pas dû, maintenant c’est pire. A mon tour, je vais disjoncter. Une autre partie de moi-même vient de se réveiller. Et...
– Tu es un Grand Maître des Choses, me dit-elle avec un grand sourire. Ils sont seuls à pouvoir me redonner vie dans les ateliers. Mais, je ne suis pas allée dans les ateliers...
J’approche d’un état d’euphorie frisant la folie. Comment garder mon calme ?
Ses yeux s’agrandissent d’une surprise non dissimulée.
– Vous... vous êtes un créateur de la terre.
Sa voix laisse échapper une émotion adoratrice envers ma personne maintenant.
Houlala, ça se complique ! Je n’en sais rien du tout, si je suis un créateur ou pas. Par contre, je sais à présent que je possède des pouvoirs psychiques qui dépassent ceux qu’elle appelle les Grand-Maîtres.
Le garde en jaune accroché au plafond me fixe avec félicité. Il voit en ma personne le sauveur réincarné. Oui bel et bien réincarné ! Mais entièrement nu.
Je reste assis sur le lit sans pied, ni roulettes. Le drap sur mes jambes.
– Je voudrais des habits. Retournons dans la salle du réveil... Toi, dis-je au garde, tu vas aller dire aux Grand-Maîtres que je suis prêt à les recevoir.
Vraiment, je joue avec le feu. Quitte à revivre en 40 000 et quelques, que cela soit comme un dieu et non comme un inférieur de classe inférieure à celle d’une poubelle.
Je me gratte la gorge pour reprendre le fil des dix premières minutes de ma nouvelle vie.
Je m’exclame :
– Une fenêtre ? Je veux voir l’extérieur !
Elle me sourit et nous empruntons un autre couloir.
Une baie vitrée se dessine dans un salon d’accueil. Plus nous approchons et plus ma gorge se serre...
– Mais, ce n’est pas la Terre... Nous sommes sur la planète Mars !
Julie me regarde avec douceur.
– C’est quoi une planète ?
– Tu ne sais pas...
Elle tourne la tête de gauche à droite. Et une autre voix répond, dans mon dos. Je sursaute quand même et un frisson me parcourt l’échine.
– Non. Elle ne sait pas.
Je me retourne, cloué de surprise. C’est un vrai ectoplasme celui-là... Il vient vers nous en flottant.
– Je suis un Grand-Maître et toi un Créateur de la Terre. Je te salue, homme de l’espace et de la terre. Je vais prendre une forme plus complexe.
Je ne peux rien dire. Mais je souhaite qu’il ressemble à un homme plus qu’à Toutankhamon.
En un instant, il est devant ma personne en chair et en os. Lui aussi est ébahi.
– Tu es vraiment un Créateur de la Terre. Tu m’as toi-même transformé en homme à la vitesse de la pensée. Il m’aurait fallu plusieurs mois de transe pour arriver à une perfection aussi élaborée. Je sens ce corps... c’est étrange...
Julie ne tremble plus. Je lui prends la main et elle rougit. Mon petit coeur fait des cabrioles.
– C’est une machine... tu ne peux aimer une machine.
– Elle n’est plus une machine.
Je serre la main de Julie plus fort et la fixe intensément.
– Pourquoi m’avoir réincarné ?
– Nous avons besoin de vrais humains pour nous reproduire... nous voulons copuler avec vous...
Je sursaute d’horreur et de dégoût !
– Je suis un homme ! Et l’un de vous copulerait avec moi pensant que j’enfanterai dans la douleur ?
– C’est exact ! Les hommes avec les hommes et les femmes avec les femmes.
Je suis vraiment horrifié !
– Vous êtes tous homosexuels dans cette colonie ! Jamais vous n’y arriverez de cette manière ! La loi est : un homme et une femme donnent la vie.
– C’est inconcevable. Les corps sont dissemblables en tous points !
Il a presque élevé le ton et je hausse le mien :
– La loi est celle-ci et pas une autre !
J’ai vraiment parlé très fort et il a reculé d’une dizaine de pas. Il s’écroule et murmure :
– Pardon Ô-Grand-Seigneur... Je ne voulais pas vous offenser. Nous réparerons nos erreurs en suivant la loi du Créateur. Pardon Ô-Grand-Seigneur... je vous en supplie ne nous tuez pas...
Ectoplasme, redevenu homme, se relève difficilement.
Je souffle de dépit. Quarante mille ans plus tard, pour voir ça. Déplorable ! Une société qui ne sait plus faire d’enfants. Des robots à forme humaine. Et en plus sur Mars ! Je lui demande :
– Où avez-vous trouvé mes ossements ?
– Dans les collines rouges au bord des falaises géantes, dans les ruines métalliques.
– Tu m’y conduiras demain. En attendant donne-moi des nouvelles de la Terre.
– Elle n’existe plus...
Je suis foudroyé. Je veux me rendormir à jamais... retourner à la poussière...
Julie regarde avec étonnement les draps où un petit tas de poussières subsiste.
Le Grand-Maître lui ordonne :
– Viens, nous allons copuler ! Le créateur a dicté sa loi. Nous devons la suivre. Il est parti vers la Terre. Allons, viens !
La colonie sur Mars s’éteignit quarante ans plus tard. Le créateur avait oublié de préciser de quel orifice il s’agissait. Ils continuèrent à péricliter alors qu’ils étaient si proches du but. Le créateur était parti avec son secret à tout jamais.
Jack Sigurson, qui ne souhaite pas être réincarné...