Aujourd’hui, Willéham Frost allait avoir cent ans. Cent ans de vie, sans une maladie, sans un accident ! Un véritable scandale dans le monde pharmaco-médico-légal.
Pour cet anniversaire sans précédent dans l’histoire de l’homme, l’omnipotent gouvernement médical lui offrait avec une extrême générosité, la pilule du bonheur.
Les Médecins Unis, la M.U., s’étaient même empressés de lui offrir, sans condition, ce cadeau...
L’ultime cadeau : LA MORT...
… en quelques secondes et sans souffrances.
Ce jour serait marqué d’une CROIX ROUGE sur le calendrier de la pharmacopée légale.
Willéham Frost allait enfin quitter notre monde... et le plus vite possible.
Gloire à la pharmacie !
Une grande question néanmoins subsistait : comment avait-il pu vivre toutes ces années sans l’aide de la médecine et des médicaments obligatoires ?
Personne ne le savait ! Même les médias n’osaient pas s’aventurer sur un terrain aussi glissant.
Willéham Frost avait vécu cent ans, sans la médecine, ou si peu.
Le pire était quand même redouté dans les milieux autorisés : hospitaliers et médicaux. N’allait-il pas survivre à la pilule du bonheur. Alors on décida de doubler... de tripler... de quadrupler la dose cyanurée de la pilule mortelle, pour fêter l’anniversaire de Willéham Frost.
L’homme n’avait pas rechigné devant la demande expresse du gouvernement, et Willéham avait accepté de prendre la pilule le soir de son centenaire. À la plus grande satisfaction des médias interplanétaires.
Depuis sa naissance, Willéham causa de sérieux problèmes à ces parents. Suspectés de ne pas soigner leur enfant avec les médicaments légaux et obligatoires, ils furent arrêtés et jugés pour mauvais traitements, non-assistance à personne en danger, delea corpus, etc. La condamnation fut exemplaire. Ils furent internés dans un hôpital de soins intensifs, pour parents débilitants. Un honneur pour leur famille, mais qui ne savait que faire de cet enfant bien portant !
Son grand-père lui avait bien cassé les bras et les jambes pour qu’il ne se fasse pas remarquer, à l’école. Mais sa guérison rapide effraya tous ses camarades de classe, qui furent tous envoyés en maison de repos pour jeunes déviants. Certains par jeu avaient imité Willéham en jetant leurs comprimés.
Les infirmiers qui le suivaient, se suicidaient les uns après les autres. Ce gosse ne tombait jamais malade et les faux certificats médicaux qu’ils falsifiaient à chaque visite du gamin, ne trompaient pas la vigilance des contrôleurs de la police médicale.
Le jeune Willéham Frost était toujours bien portant et ne consommait pas ses doses de médicaments obligatoires. Il n’en avait pas besoin. Alors on l’obligea à prendre des maladies, mais rien n’y fit. Il était toujours en bonne santé.
Un scandale !
Toute sa vie... oui toute sa vie durant, Willéham Frost vécut sans prendre les pilules du matin, les comprimés du midi, les piqûres du soir, ni ne subit la plus minime opération chirurgicale. Malgré ses bras et jambes cassés, qui furent seulement emmaillotés dans du plâtre. Les chirurgiens avaient tout simplement refusé de toucher cet enfant, après avoir pris connaissance de son dossier. L’administration de la justice psychothérapique avait validé leur demande, et tamponné l’interdiction totale de soigner Willéham. Un fait incroyable dans l’histoire de la toute puissante institution médicale. En haut lieu, on envisagea avec mansuétude que l’ossature de l’enfant ne se ressouderait pas correctement et de cette façon deviendrait un enfant normal, certes handicapé, mais qui bénéficierait des soins attentifs de l’indéfectible et toute puissante institution pharmaco-médico-légale, toute bienveillante à votre santé.
Mais non ! Sa guérison fut totale.
Un véritable scandale !
Le gouvernement suggéra de le supprimer... mais l’idée fut abandonnée, à cause d’une histoire de déontologie qu’un historien déterra d’on ne sait où. Ce dernier par contre, compris trop tard qu’il ne fallait pas contrarier la sainte machine médicale. Les hautes instances décidèrent de le soigner définitivement. L’historien mourut quelques semaines plus tard, dans l’anonymat, en pleine santé. « Trop de santé, tue », proclamait le slogan de la Pharmacorp Internationale.
Vers sa quinzième année, un phénomène incroyable arriva à Willéham, il attrapa un rhume des foins. Il fit la Une des médias pendant plus de trois semaines.
On en profita pour le radiographier, le piquer, l’analyser de la tête aux pieds. On lui pompa quasiment trois litres de sang, en quelques jours. Et malgré les séances de rayons pour traiter un invisible cancer, Willéham Frost ressortit de l’hôpital fringuant comme un jeune homme avec tous ses cheveux.
Un véritable cauchemar !
Aujourd’hui, le monde entier était figé devant la télévision médicale.
La nouvelle passait toutes les cinq minutes, sur toutes les chaînes. Le centenaire allait prendre la pilule du bonheur. L’homme le mieux portant du monde allait enfin passer de vie à trépas.
– C’est horrible, marmonnèrent des millions de gens en s’imaginant dans le même cas, c'est à dire bien portant.
- Quelle horreur !
Ils appelèrent aussitôt leur médecin personnel pour une double dose de tranquillisant. On nota avec soin les points fidélités. Quelques-uns, à qui la chance souriait, eurent droit à trois gélules gratuites. Ils avaient vraiment de la chance, ce qui n’était pas le cas du centenaire. Le pauvre Willéham possédait le carnet de santé, le plus mal noté de tous les diocèses médicaux.
Willéham Frost n’avait pas envie de mourir, mais il comprenait qu’il ne pouvait plus continuer à vivre sans maladie. Il comprenait qu’il était une erreur pour l’administration médicale.
Pendant cinq jours, avant la date ultime de son anniversaire, il reçut des cadeaux à n’en plus finir, la plupart interdit par la loi, ainsi que des cigares cubains. L’interdiction mondiale de fumer fut lever pour cet événement. Il eut aussi l’autorisation de boire de l’alcool. On lui accorda le droit de partager ces derniers instants avec d’autres personnes du troisième âge, qui allaient mourir le même jour que lui (uniquement sur ordonnance).
Les cinq jours passèrent très vite et c’est heureux, qu’il s’installa dans son lit, néanmoins penaud d’être filmé sous toutes les coutures. Un sourire timide sur les lèvres.
La planète frissonna lorsqu’elle le vit se déshabiller et enfiler son pyjama sans aide personnalisée, ni robot. Tout seul.
Willéham regarda l’équipe médicale qui le brancha sur une multitude d’appareil médicaux. Où l’on pouvait y lire jusqu’à la pousse exacte en micromètre de ses cheveux.
Le Président des états fédérés du Monde Médical Terrien fit un discours glorifiant les usines pharmaceutiques avant de tendre avec sérieux le verre d’eau et la pilule du bonheur à Willéham Frost.
Le Président portait des gants pour cette occasion. Il avait refusé l’aide d’un robot. Cet acte de courage fit monter le cours de la bourse.
Des agents spéciaux de la « médicale intervention » les retirèrent avec précaution et les brûlèrent aussitôt au plasma dans un caisson étanche. Une solution acide fut versée sur les cendres, jusqu’à la dissolution complète de la moindre particule. On ne plaisantait pas avec la sécurité médicale avec la plus haute autorité de l’industrie pharmaceutique. Ils le désinfectèrent, et par prudence lui firent une injection. Sur le bas des écrans, on pouvait lire que l’agence pour la sûreté de la santé avait validé, contrôlé, emballé, le produit dont le nom de la marque assurait une garantie à vie à ses clients. (En cas de décès, consulter votre médecin traitant).
Le vieil homme prit la gélule translucide dans sa main, en tremblant légèrement.
La planète s’arrêta de respirer.
Les urgences enregistrèrent des crises cardiaques en cascade. Les distributeurs automatiques de médicaments furent pris d’assaut.
Des hommes et des femmes se jetèrent par les fenêtres, pensant être touchés par le syndrome « Willéham Frost ». Ils n’avaient pas pris leur cachet du jour et n’étaient pas malade.
Pendant ce temps, Willéham mit la pilule du bonheur dans sa bouche et avala une gorgée d’eau.
Il fit un dernier sourire aux caméras et ferma les yeux...
Tous les appareils enregistrèrent chaque seconde de l’endormissement de Willéham Frost.
Après dix minutes, les signaux n’avaient toujours pas bougé. Ils restaient stables. La pilule du bonheur semblaient ne pas faire effet.
Les médecins transpiraient, s’inquiétaient, n’osaient plus se regarder. Ils vérifiaient et vérifiaient les câbles qui reliaient le centenaire aux appareils. Ils lui prirent le pouls comme dans l’ancien temps, avec la main. Le dernier s’évanouit avant d’avoir touché l’ancêtre.
La président s’impatientait, mais aux yeux du monde ne pouvait quitter le chevet du mourant le plus célèbre de la planète.
Willéham respirait calmement et dormait du sommeil du juste. Le somnifère mélangé au cyanure faisait effet. Mais le poison à retardement prenait son temps.
Au bout d’une heure, un journaliste eut un malaise et mourut dans les bras d’une infirmière.
La respiration de Willéham restait toujours calme et sereine.
Cet intermède relança un regain d’activité... quand à son tour un médecin s’écroula. Une attaque cérébrale, décréta un autre médecin.
L’équipe médicale prit la tension de chacun des spectateurs et ordonna la prise immédiate d’une pilule de nuit, assortie d’une forte injection de tranquillisant.
Quand le Président mourut quelques minutes plus tard, ainsi que la moitié des gens présents, la panique s’empara du reste des participants, oubliant le cas de Willéham Frost qui continuait de dormir, ignorant de ce qu’il se passait autour de lui.
Il respirait calmement, heureux... expirant à chaque fois, un peu plus de bonheur à chaque fois... expirant à chaque respiration un peu plus de cyanure...
Fin
JACK SIGURSON
http://www.jacksigurson.com